Pendant les années 70, les consommateurs de cannabis ont pu croire qu’ils étaient les conquérants d’un nouveau mode de vie. Ils pouvaient devenir les héros d’une bande dessinée et ils le furent d'ailleurs souvent pendant la brève et glorieuse époque de la BD underground. En ce temps-là, Crumb assassinait sauvagement Fritz le chat pour délit de conformisme et S. Clay Wilson emmenait le Captain Pissgum dans une sanglante promenade à travers la Californie. Rick Griffin dessinait des poèmes délirants à la gloire du surf tandis que Gilbert Shelton imaginait les aventures joyeuses et immorales des Freaks Brothers. Toutefois, ce n’est pas de ces œuvres illustres et recensées dans les anthologies que je parlerai aujourd’hui mais plutôt d’Harold Hedd, un personnage un peu oublié créé par Rand Holmes.
Originaire de la Nouvelle Ecosse, Rand Holmes passe sa jeunesse à Edmonton et commence par gagner sa vie en dessinant des enseignes. Il mène une vie conventionnelle, se marie, fait des enfants et publie quelques planches en 1962 dans le magazine Help de Harvey Kurtzman. En 1969, il se passionne pour la contre-culture, quitte sa famille et part vivre à Vancouver comme artiste. C'est dans cette ville qu’il imagine un personnage chevelu et libertaire, consommateur impénitent de substances illégales et véritable héros des valeurs alternatives. Les premières pages d’Harold Hedd sont publiées en 1972 dans The Georgia Straight et c’est une simple suite de gags et d’anecdotes qui mettent en vedette un style de vie alternatif. Ces courtes histoires (le plus souvent en une planche) ont été rassemblées en 1973 dans un comic-book géant intitulé Collected adventures of Harold Hedd. Il n’a jamais été traduit en français et est aujourd’hui presque introuvable.
Vivant à Vancouver, Harold Hedd est un hippie qui prend la vie au jour le jour. Il ne travaille pas, ne paie pas son loyer, aime lire des BD, copule avec des femmes aux seins généreux et gagne sa vie en jouant de la guitare, quand il ne se livre pas à divers trafics. Les premières planches nous montrent sa vie quotidienne d’une manière tour à tour parodique et réaliste, et l’auteur y introduit volontiers des caricatures ou des allusions politiques. On découvre ainsi des images de Nixon ou une évocation de revendications policières en 1973 qui avaient ébranlé Pierre Elliott Trudeau.
La consommation journalière d’herbe, de sexe et de musique ne fournissant qu’une faible quantité de gags, Rand Holmes introduit un deuxième personnage dans l’univers d’Harold Hedd : le cousin Elmo. Lui aussi chevelu et fumeur de joints, il se montre bruyant et gaffeur et apparait de façon impromptue comme un motard. Il devient par la suite l’initiateur des grandes aventures.
Un deuxième comic-book parait en 1973, the anus-clenching adventures of Harold Hedd, et il s’agit cette fois d’un récit d’aventure de 34 pages. Il est publié en français en 1974 par les éditions Librairies Parallèles, sous le titre Marijuana à Tijuana, et cet album est devenu un incunable. Il s’agit sans doute du meilleur opus de la série.
Cette histoire satyrique raconte un improbable transport de trois tonnes de haschich dans un vieil avion. Le voyage relie le Mexique (Tijuana) à la Nouvelle Angleterre et l’auteur y mélange avec malice les péripéties triviales des fumeurs de joint avec les dangers d’un vol aérien. Au commencement, Harold Hedd n’a pas payé son loyer à Vancouver et il essaie misérablement d’échapper à la colère de ses créanciers.
Pendant sa fuite, il rencontre Elmo et ce dernier a trouvé une nouvelle combine. Sachant qu’Harold a jadis été pilote d’avion, il lui propose un travail susceptible de lui rapporter une fortune. Le commanditaire est une jeune femme dont Rand Holmes souligne les formes plantureuses, un peu à la manière de Wallace Wood.
Accompagnés de leur associée, Harold et Elmo s’envolent pour Guadalajara où ils louent une voiture. Ils traversent la sierra et se retrouvent en face de bandits mexicains. Leur affrontement tourne en bagarre et celle-ci est dessinée de manière outrancière. Le récit adopte pendant quelques pages le style d’un « spaghetti western ».
Ayant « liquidé » leurs agresseurs, les hippies parviennent dans une vallée perdue recouverte de plants de cannabis. Il y a aussi un vieux quadrimoteur, véritable reliquat de la deuxième Guerre Mondiale qui est destiné à transporter les 3000 kilos d’herbe. Rand Holmes dessine dans un style semi-réaliste la réparation de cet appareil, les préparatifs puis l’envol des aventuriers vers le Canada.
Le voyage du quadrimoteur est narré de façon parodique. Harold reste insouciant aux commandes de l’avion et ne pense qu’à fumer des joints tandis que les périls s’accumulent. Les hippies rencontrent un jet militaire qui les mitraille et qui blesse Harold, mais l’équipage évite par miracle l’écrasement au sol. Soutenu par la chance et les vapeurs de marijuana, ils sacrifient une partie du fret et l’avion finit par atterrir à la bonne destination. Les « freaks » locaux peuvent alors faire la fête.
Dans cette aventure parodique et déjantée, Rand Holmes alterne avec habileté des images proches du réalisme et des dessins purement parodiques. Les scènes de voyages sont illustrées avec une grande précision et le dessinateur n’hésite pas à mettre en scène un véritable combat aérien au milieu de cette odyssée humoristique.
Ce style héroï-comique semble s’inspire en fait de l’exemple de MAD et les traits propres à la caricature restent prédominants. Le ton du récit n’est jamais sérieux et Rand Holmes dévoile autant que possible ses intentions libertaires. L’ambiance de transgression joyeuse lui permet d’éviter toute vulgarité, en particulier lorsqu’il dessine des femmes voluptueuses (proches de la manière de Wally Wood) ou qu’il termine son récit par des images d’un érotisme surprenant.
Passant de la critique politique à l’apologie de la liberté sexuelle, l’épopée provocante d’Harold Hedd concrétise le rêve d’une société marginale et consommatrice de haschich. Rand Holmes est un militant de l’usage libre de la marijuana mais au-delà du spectacle ludique des paradis artificiels, son œuvre est dominée par l’humour et par une certaine légèreté. Les choix hédonistes d’Harold Hedd le conduisent à transgresser avec ironie tous les interdits mais au bout du voyage, son ambition se limite à s’asseoir dans un coin, allumer paisiblement un joint et fumer en toute innocence.
Publiés par des éditeurs alternatifs, les deux premiers recueils d’Harold Hedd restent marginaux en Amérique et ignorés en Europe. L’auteur abandonne alors quelques années son personnage et dessine des récits d’horreur qui sont en partie traduits dans l’album « Chères fraîches ». Harold réapparait ensuite en 1984 dans un troisième récit intitulé « Hitler cocaïne », qui a été traduit en France dans l’album « la Coke du Führer ». Cela raconte à nouveau la conquête d’un stock de substances psychotropes et vue de cette manière, l’histoire apparait comme un « remake » de l’épisode précédent.
Toujours accompagnés d’une blonde aux formes sculpturales, Harold et Elmo reprennent leur chasse au trésor. Il s’agit cette fois de 60 kilos de cocaïne qui sont enfouis dans l’épave d’un sous-marin immergé au large de la Nouvelle Ecosse. Les freaks sont poursuivis par une bande de trafiquants en même temps que par la police locale et le ton du récit est aussi joyeux que parodique. Cette aventure maritime accumule surtout les gags, dont une des cibles principales est un policier lancé à leurs trousses.
Par rapport aux épisodes précédents, le dessin de Rand Holmes s’est simplifié et il se caractérise par une plus grande unité de style. La construction des planches est plus régulière et on retrouve en moyenne trois bandes par page. Les décors sont toujours détaillés mais il existe un meilleur équilibre d’une image à l’autre et le dessin des personnages montre plus de constance. L’apparition d’aplats de couleurs conventionnelles tend malheureusement à banaliser le graphisme de Rand Holmes. Des teintes claires et uniformes recouvrent les dégradés et diminuent le modelé des surfaces.
La « Coke du Führer » retrouve la truculence qui régnait déjà dans « Marijuana à Tijuana » mais l’ambiance des années 80 lui fait perdre une partie de son charme. Dix ans ont passé entre les deux albums et la pensée dominante est devenue moins complaisante envers les « babas cool » et les trafiquants de toute sorte. Apparaissant décalée et hors de l'air du temps, cette histoire est finalement restée inaperçue du grand public et Rand Holmes s’est ensuite éloigné de son personnage.
Au cours des années 80, Rand Holmes quitte le confort citadin de Vancouver pour aller vivre dans les îles Lasquetti, au large de la Colombie Britannique. Il demeure jusqu’à la fin de ses jours dans ce site réputé pour être le refuge des consommateurs de cannabis. Il continue à dessiner quelques BD pour des revues comme Death Rattle ou Alien World, et certaines ont été traduites dans l’album Planètes pas nettes en 1988. Il dessine encore « The Lille Story » en 1995 dans le Grateful Dead Comix N°2.
Pendant ses dernières années, Rand Holmes refuse de dessiner pour les grands éditeurs et vit de façon retirée. Il accepte de simples travaux manuels pour survivre et peint quelques tableaux à l’ancienne, toujours inspiré par un idéal aternatif.
Rand Holmes meurt presque oublié en 2002 et peu de journalistes ont signalé sa disparition. Quelques vieux nostalgiques continuent toutefois d’évoquer le vieux rêve hippie et l’ambiance joyeuse de Vancouver pendant les années 70, et l’article de Marc Emery en donne un bon exemple. En 2008, une exposition rétrospective a rendu hommage à l'ensemble de son oeuvre et un petit fim sur YouTube en donne quelques images. Une monographie écrite par Patrick Rosenkrantz devrait par ailleurs bientôt paraître mais, dominé par la pensée unique et le politiquement correct, le monde contemporain s’est irrémédiablement éloigné de l’idéal libertaire d’Harold Hedd. Bien que je ne consomme pas de haschich, je ressens de la sympathie pour ce cousin des Freaks qui refuse de s’intégrer dans la société moderne et ce héros d’un monde révolu méritait bien ce petit article mémorial.
A ce stade, plutôt que d’analyser pompeusement le style des images ou le message des récits, il m'a semblé plus original d’offrir un chant d’adieu à ce sympathique antihéros. J’ai d'abord imaginé une messe ironique pour ce païen impénitent mais j’ai finalement renoncé à un « Gloria », qui serait trop joyeux, ou à un « Sanctus » qui serait manifestement trop éthéré. Un « Kyrie » paraissant insignifiant et un « Opus dei » devenant carrément sinistre, il me restait finalement la musique du Grateful Dead qui correspond bien à l’insolence joyeuse d’Harold. J’ai ainsi choisi « Truckin », cet hymne qui symbolise une errance nonchalante à travers le continent américain.
En prime, voici encore quelques images pour accompagner les paroles de cette chanson, que n’aurait certainement pas reniées le dessinateur.
Truckin' - got my chips cashed in
Keep Truckin - like the doodah man
Together - more or less in line
Just keep Truckin on
Arrows of neon and flashing marquees out on Main Street
Chicago, New York, Detroit it's all on the same street
Your typical city involved in a typical daydream
Hang it up and see what tomorrow brings
Dallas - got a soft machine
Houston - too close to New Orleans
New York - got the ways and means
but just won't let you be
Most of the cats you meet on the street speak of True Love
Most of the time they're sittin and cryin at home
One of these days they know they gotta get goin
out of the door and down to the street all alone
Truckin - like the doodah man
once told me you got to play your hand
sometime - the cards ain't worth a dime
if you don't lay em down
Sometimes the light's all shining on me
Other times I can barely see
Lately it occurs to me
What a long strange trip it's been
What in the world ever became of sweet Jane?
She lost her sparkle, you know she isn't the same
Living on reds, vitamin C and cocaine
all a friend can say is "ain't it a shame"
Truckin' -- up to Buffalo
Been thinkin - you got to mellow slow
Takes time - you pick a place to go
and just keep Truckin on
Sitting and staring out of a hotel window
Got a tip they're gonna kick the door in again
I'd like to get some sleep before I travel
but if you got a warrant I guess you're gonna come in
Busted - down on Bourbon Street
Set up - like a bowling pin
Knocked down - it gets to wearing thin
They just won't let you be
You're sick of hangin' around and you'd like to travel;
Get tired of travelin' and you want to settle down.
I guess they can't revoke your soul for tryin',
Get out of the door and light out and look all around.
Sometimes the light's all shinin' on me
Other times I can barely see.
Lately it occurs to me
What a long, strange trip it's been
Truckin', I'm a goin' home.
Whoa whoa baby, back where I belong
Back home, sit down and patch my bones
And get back truckin' on.