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27 septembre 2008 6 27 /09 /septembre /2008 08:30
Pendant toute mon enfance, je me suis passionné pour l’histoire et j’ai dévoré les livres que je pouvais trouver sur le sujet. C’étaient bien souvent de vieux manuels scolaires au contenu schématique, mais j’éprouvais une réelle fascination à découvrir ces drames mystérieux survenus avant ma naissance. J’étais pris par le vertige de la connaissance et il faut l’admettre, j’appréciais surtout la petite histoire, ainsi que la succession de guerres et d’événements pittoresques qui façonnent l’identité d’une époque.

 

Ai-je acquis une meilleure connaissance de la vie après toutes ces lectures compulsives ? Je n’oserai pas l’affirmer. Des professeurs m’ont depuis enseigné avec compassion que l’histoire politique et les récits de guerre étaient d’abord un moyen de fabriquer de bons soldats. Ma fascination pour le passé ne s’est pas éteinte, mais en bon élève je m’intéresse aujourd’hui à l’histoire de la science et des civilisations. J’ai parfois le sentiment que toutes ces connaissances accumulées sur d’anciens conflits sont devenues suspectes, et que cette érudition guerrière est la marque d’un esprit primitif.

 

Au temps de la Grèce Antique, la guerre était considérée comme une activité noble et valorisante. Selon Héraclite, la guerre « engendre tout et règne sur tout » et Platon estime que la guerre et l’usage de la guerre forment les bases de la République. C’étaient ainsi le courage, l’habileté combattante et la gloire militaire qui procuraient une dignité sociale plutôt que la philosophie ou le renom artistique.  Ces vertus guerrières expliquent l’épopée des guerres médiques et ont rendu l’armée grecque invincible pendant deux siècles. Elles ont aussi favorisé le déclin de leur civilisation après la coûteuse guerre du Péloponnèse et cette époque, racontée par Thucydide, reste un fascinant sujet de réflexion pour les amateurs d’histoire.

 

La maîtrise militaire des grecs provenait de leurs avancées technologiques (nouvelles armes et nouvelles tactiques), de la discipline de leurs troupes et surtout d’un service militaire organisé et imposé à tous les citoyens. Pour comprendre la supériorité de leur armée, il faut évoquer ce citoyen soldat, éduqué, entraîné et bien motivé, agriculteur ou citadin pendant la majeure partie de l’année, et redoutable hoplite pendant la saison guerrière. La phalange grecque rassemblait ces soldats en rang très serrés, protégés par une barrière de boucliers et de longues piques, et elle a paru invulnérable à tous ses adversaires pendant deux siècles.

 Après la victoire contre leurs puissants adversaires perses, la question cruciale fut de savoir quelle cité grecque dominerait les autres. Des tactiques furent imaginées par les stratèges pour prendre un avantage sur l’adversaire. Pour vaincre une armée d’agriculteurs-soldats, il est tentant de s’attaquer à leurs récoltes, et c’est ainsi que les batailles rangées furent remplacées par une guerre logistique au long cours. La tactique favorite de Sparte était d’attaquer régulièrement les paysans de l’Attique pendant les moissons.

 Il y avait de multiples cités rivales dans cet affrontement, mais grâce leur prestige victorieux acquis face aux perses, Sparte et Athènes étaient les deux puissances principales. Elles regroupaient autour d’elles un réseau complexe d’alliances, et une guerre larvée s’était déjà établie plusieurs décennies avant que n’éclate la véritable guerre du Péloponnèse en 431 avant JC.

 

Sur le plan strictement militaire, l’infanterie spartiate semblait bénéficier d’une supériorité indiscutable. Ses soldats étaient de vrais professionnels, car les travaux de la terre à Sparte étaient laissés aux ilotes, véritables esclaves grecs originaires de la campagne et de la Laconie environnante. Cette organisation sociale était le point faible de Sparte et Athènes chercha souvent à créer des révoltes au sein de cette population opprimée.

 Face à la redoutable phalange spartiate coalisée avec les cités rivales de Béotie et du Péloponnèse, il y avait Athènes, cité aux multiples ressources, née de l’entente des paysans d’Attique, des marchands de la cité et des marins du Pirée. Il y avait aussi l’intelligence de son stratège qui s’appelait Périclès.

 Dès l’entrée en guerre, Périclès choisit de rompre avec la tradition et de ne pas protéger ses campagnes. Il organise le repli des paysans de l’Attique derrière de hauts remparts, car la richesse d’Athènes et l’activité des marchands lui donne assez de ressources pour nourrir toute la population pendant des années. Sur le plan militaire, il utilise la puissance de la flotte athénienne  en créant un blocus autour de Sparte, et en débarquant périodiquement les troupes athéniennes sur le terrain de son choix.

La guerre est sans merci, mais les hoplites respectent certaines traditions religieuses. Certains sites, comme Olympie, restent sacrés et aucun grec n’oserait y apporter la guerre. Les temples sont d’ailleurs des lieux de refuge, et c’est là que Jacques Martin fait débuter son histoire. Nous découvrons sur la première image de son livre un temple dédié à Artémis, qui est entouré d’un lac considéré comme sacré. Nous sommes probablement en Attique, en 435 avant JC.

 Orion, un guerrier du nord de la Grèce, se tient pensivement au bord du lac. Il remarque qu’un village est attaqué par des cavaliers armés et vole au secours des paysans. Un des agresseurs est capturé et Orion l’emmène à Athènes. Une fois en ville, il est accueilli avec méfiance et apprend que son prisonnier est un noble athénien. Il est accusé de meurtre par les magistrats de la ville, mais Périclès prend sa défense.

 Orion est acquitté, puis il accepte une mission que lui confie Périclès. Il doit se faire passer pour un ennemi d’Athènes et aller à Sparte pour y provoquer une sédition chez les ilotes. Orion est emmené par un bateau au sud du Péloponnèse, puis attaché à un poteau où des marins le maltraitent. Il perd connaissance avant d’être délivré par une compagnie de soldats qui l’emmène à Sparte.

 Orion découvre la société spartiate et fait connaissance avec le général Brasidias, futur héros de la guerre du Péloponnèse. Il y rencontre également Hilona, une jeune ilote dont il tombe amoureux.

Les spartiates organisent une « chasse aux ilotes », un divertissement sanguinaire de la haute société, et Hilona fait partie des proies désignées. Orion décide de la sauver et la cache à l’intérieur d’un temple. Il organise ensuite son évasion, en compagnie d’un groupe d’ilotes. Les spartiates se méfient de lui, mais Orion s’enfuit la nuit suivante avec ses complices.

Le lendemain, les spartiates constatent cette évasion avec colère, et Brasidias mobilise une petite troupe pour partir à la chasse d’Orion. Les fuyards traversent les montagnes et les vallées du Péloponnèse, puis ils empruntent un bateau de pêche juste avant d’être rejoints. Brasidias se dirige alors vers Corinthe, et nous découvrons cette ville que Jacques Martin reconstitue avec splendeur.

Brasidias sollicite l’aide de ses alliés, et les navires corinthiens attaquent le bateau de pêche  d’Orion. Les fuyards se retrouvent à nouveau sur le continent, et découvrent que les spartiates leur barrent le chemin. Orion les emmène vers le temple d’Artémis où ils trouvent refuge.

Les fuyards essaient de s’échapper en marchant dans la rivière qui sort du lac (dont l’eau est sacrée), mais elle se transforme ensuite en torrent, et la plupart des ilotes périssent. Orion et Hilona parviennent jusqu’à la mer puis ils rejoignent Athènes grâce à un bateau. C’est alors que la troupe spartiate arrive devant les murs athéniens et Brasidias exige qu’on lui rende les évadés. Périclès doit résoudre un dilemme.

 Le stratège accepte de livrer Hilona aux spartiates, sans faire d’autre concession. Brasidias accepte, car le désespoir d’Orion constituera une belle vengeance. Lorsque notre héros constate la disparition de sa bien-aimée, il s’en prend à Périclès, puis il quitte Athènes avec amertume.

Jacques Martin a souvent déclaré que la Grèce le fascinait davantage que la société romaine. Dans Le lac sacré, il décrit avec un plaisir évident cette époque mal connue du grand public, mais loin de nous présenter un monde idyllique, il nous raconte au contraire une histoire de trahisons répétées. On découvre ainsi la trahison de nobles athéniens (dont la manœuvre est déjouée par Orion), puis celle des marins qui se livrent à des jeux cruels sur le héros attaché à son piquet. Orion lui-même, une fois introduit dans la cité spartiate, trahit en quelque sorte ses sauveteurs (même si il ne fait qu’accomplir la mission prévue) avant d’être trahi par Périclès lui-même lorsque celui-ci sacrifie Hilona au nom de la raison d’état. Ce récit évoque une vision amère de la civilisation grecque, mais Jacques Martin évite tout manichéisme et recherche la vérité humaine dans ce monde de guerriers qui ne permet aucune faiblesse. La passion qui anime les personnages est une caractéristique de son univers, et ceux-ci se montrent capables d’actes calculateurs aussi bien que de décisions impulsives. La morale s’efface souvent derrière les intérêts personnels, et à l’exception d’Orion, la plupart des personnalités se révèlent ambigues. Périclès en particulier présente des zones d’ombre derrière son charisme, mais il assume ses choix et fait face avec dignité aux reproches d’Orion.

 Jacques Martin est passionné par l’histoire, et cet album lui permet d’abord de dessiner de superbes images d’Athènes ou de Corinthe. Il décrit également avec précision les rivalités entre cités grecques, et la complexité de leurs stratégies. Cet âge d’or de la Grèce (le fameux Siècle de Périclès) correspond d’ailleurs aux dernières années de la splendeur athénienne, et la ville va entrer dans une période de décadence dès la Guerre du Péloponnèse. Jacques Martin décrit avec fascination cette société divisée, que des rivalités multiples vont bientôt précipiter vers sa chute. Sa reconstitution historique est imprégnée par un mélange de nostalgie et d’esprit critique.

Il y avait dans cette société athénienne de nombreuses personnalités fascinantes, et Jacques Martin s’ingénie à redéfinir leur portrait. Nous découvrons ainsi Socrate comme un libre penseur, mais aussi (dans l’album suivant) comme un paillard dont les relations avec le jeune Alcibiade peuvent être considérées comme équivoques. Périclès reste quant à lui un chef charismatique et un habile orateur, mais son dévouement au bien public ne l’empêche pas de se montrer opportuniste ou même machiavélique.

 Les planches de Jacques Martin sont construites avec une savante complexité. Le dessinateur reste fidèle à une présentation classique de trois bandes par page, mais il varie la dimension de ses cases en fonction des nécessités du scénario. Il a plusieurs fois déclaré son refus de « faire de la barbe à papa », car c’est ainsi qu’il nomme ces pages qui ne contiennent que deux ou trois grandes images, et qui diminuent la densité du récit. Pour l’auteur d’Alix, la planche doit satisfaire un idéal esthétique tout autant que les nécessités de l'intrigue. Elle contient en moyenne 8 à 10 cases, et l’accumulation de détails dans ses vignettes ne l’empêche pas d’organiser des séquences narratives efficaces. C'est ainsi que l'on peut découvrir ci-dessous comment il utilise la verticalité de certaines images pour suggérer la profondeur du précipice et le mouvement de chute des soldats spartiates.

 Il faut  bien admettre que la richesse des illustrations, la grande précision des décors et le nombre élevé d’images très élaborées sur une même page peuvent donner au lecteur moderne un sentiment de saturation. Il existe peu d’images intermédiaires dans les planches de Jacques Martin et chaque vignette arrête le regard par son élaboration esthétique, la qualité de ses couleurs ou l’abondance du texte. Le dessinateur cherche toutefois à maintenir un équilibre, et après une succession de petites cases verticales à fonction narrative, il aère volontiers son récit en y intercalant de larges images contemplatives.

 Le dessin de Jacques Martin se caractérise par sa rigueur et son classicisme assumé. L’auteur a expliqué dans des interviews (en particulier dans le N° 27 de Phénix) comment les critiques d’Hergé l’ont incité à revoir son dessin, à mieux  utiliser les règles de la perspective et à perfectionner la mise en place des décors. Il a étudié les peintres classiques et son graphisme trahit l’influence de peintres qu’il apprécie comme Ingres et David. Toujours dans la même interview, il précise que ses images sont centrées à droite pour mieux correspondre au sens de la lecture, et que d’ailleurs tous les grands peintres semblent adopter ce mode de construction. Cette volonté de classicisme l’amène à détailler ses décors de manière minutieuse et à soigner la gestuelle de ses personnages. Dans certaines vignettes, ses modèles maintiennent une posture très droite, en faisant d’amples gestes avec les bras, et leur attitude indique leur énergie et leur détermination. Cette recherche du mouvement élégant a parfois été interprétée comme de la raideur.

Ce classicisme graphique peut dans certains cas figer les gestes et ralentir le mouvement, mais Jacques Martin a toujours su créer de belles séquences dynamiques. Dans ses récits, les personnages restent toujours en mouvement, et on les voit marcher, courir ou sauter comme le fait par exemple Orion lorsqu’il s’enfuit d’Athènes.

 Dernier récit complètement dessiné par Jacques Martin, cet album apparaît comme un chant du cygne. Sa production s’est ensuite ralentie, puis une maladie des yeux (la dégénérescence maculaire) l’a empêché d’achever l’album suivant. Le deuxième album d’Orion (le Styx) a été achevé par Christophe Simon avec habileté, mais les élèves ne pourront jamais égaler le maître.

 

Avouons-le, cet album hiératique et pessimiste est avant tout une magnifique leçon d’histoire, et vous savez maintenant combien j’apprécie cette matière. C’est aussi une exploration passionnée de la civilisation grecque, et cette longue poursuite à travers le Péloponnèse devient pour le lecteur une magnifique promenade dans la Grèce antique. C'est ainsi qu'Athènes, Sparte, Corinthe et le lac sacré sont les étapes successives de ce voyage magique, et la précision des images est si grande qu’il ne nous vient pas à l’idée de douter de l’authenticité de ces lieux.

 

Pendant la relecture toutefois, je me suis demandé où se situaient ce temple et ce lac paradisiaque. J’ai fait des recherches et il en ressort que si de multiples sites ont été dédiés à Artémis, aucun d’entre eux ne correspond à celui de Jacques Martin. Ce lieu enchanteur est né de son imagination, mais ma déception initiale s’est vite associée à un sentiment d’émerveillement. Même si ne pourrais jamais retrouver le lac sacré dans la Grèce actuelle, la bande dessinée une nouvelle fois démontré sa magie, celle qui nous amène à nous perdre entre le réel et l’imaginaire.

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commentaires

B
Ceci dit, ça peut être des parutions d'il y a...40 ans, ou un peu moins! Mince alors, on ne rajeunit pas :-(
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B
Ben oui. Ca m'énerve quand même! C'est quoi ces souvenirs alors?
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R
Merci Stéphane de tes précisions.<br /> <br /> Boyington : Les histoires récentes d'Alix (et non dessinées par Jacques Martin) sont parfois parues dans des quotidiens, mais ce n'est pas le cas des albums desssinés il y a 20 ou 30 ans. En principe, la liste faite par Pressibus est assez exhaustive, et il est peu probable que quelque chose leut ait échappé. Par ailleurs, aucune des bibliographies faites sur Jacques Martin ne mentionne des publications dans France soir ou la Voix du Nord.
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B
Trouvé ici: http://www.pressibus.org/bd/heroes/regionaux/panorama.html<br /> la présence de "Panda" de Toonder, dans les pages de La Voix du Nord, comme je l'évoquais récemment (40 années quand même...), mais rien sur Alix, ni dans les BD publiées par France-Soir, cf le même site. Je n'y comprends rien.
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S
Cher Raymond,<br /> un livre sortira sur les années de guerre, ses années sto, écrit par Patrick Weber et mis en image par des dessins d'époque de Jacques Martin.
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