Est-ce qu’on lit une bande dessinée ou est-ce qu’on la regarde ? Cette question peut sembler incongrue puisque mes chroniques portent le titre de « lectures ». Je pense bien sûr que les grands classiques méritent d’être lus avec attention pour en découvrir le charme et le mystère, mais il m’arrive toutefois d’acheter des ouvrages secondaires, méconnus ou même franchement ringards, poussé par un esprit « d’archiviste » et une sorte de curiosité envers l’histoire du 9e art. Ces œuvres démodées et souvent insignifiantes, ne méritent guère plus qu’un regard distrait, mais j’ai du plaisir à contempler ces vieilleries et à en analyser le style, en oubliant la légèreté de ces récits ou le conformisme des personnages. J’étais guidé par cet état d’esprit lorsque j’ai acquis sur eBay une reliure d’Hardi les Gars, une collection de vieux fascicules publiés en 1945 par la SEPIA, un éditeur aujourd'hui disparu.
Cette revue présente des récits complets dessinés par des auteurs aujourd’hui mésestimés comme Roger Melliès, Rémy Bourles ou René Bastard, voir même totalement inconnus comme Puydack ou Dupierre. En parcourant pour la première fois ces histoires d’intérêt inégal, un titre a immédiatement capté mon attention : « le magicien de la forêt morte », attribué à un certain Molineaux. J’ai vite découvert avec jubilation qu’il s’agissait bien de Virus, une série d’avant-guerre publiée en Italie et dessinée par Walter Molino. On la considère aujourd’hui comme une œuvre classique et elle est toujours mentionnée avec respect par les historiens de la BD.
Publié en 1939 dans L’Audace, Virus a rapidement été traduit en France. La série a d’abord paru en 1940 dans l’hebdomadaire Robinson (N° 211 à 248) avant d’être publiée en récit complet dans les Cahiers d’Ulysse (petits fascicules devenus aujourd’hui hors de prix). Elle a ensuite été rééditée (en plusieurs épisodes) par Hardi les Gars, puis rassemblée dans un album broché en 1968 comme supplément de la revue Phénix, sous le titre l’Anneau des Jaïniques. Ces publications étant toutes devenues presque introuvables, je vais vous présenter en détail ce récit, en y associant un maximum d'images.
C’est l’histoire d’un savant fou nommé Virus (ou « Korgan » ou « Naggar » dans les traductions françaises) qui veut devenir maître du monde, et il faut admettre que ce thème n’est pas très original. Scénarisés par Pedrocchi, les deux premiers épisodes (le Magicien de la Vallée Morte et le Pôle 5) sont dessinés par Walter Molino et cet ensemble forme une aventure complète. Un troisième épisode a été réalisé plus tardivement (en 1946) par Antonio Canale et il n’a jamais été traduit en français.
L’histoire commence de manière abrupte, avec l’image d’un avion qui est obligé d’atterrir dans un champ. Il transporte Gérard Bertier et son neveu Claude qui veulent explorer le mystérieux territoire de la Forêt Morte. On remarque que le dessin de cet avion est plutôt élémentaire mais Walter Molino multiplie les hachures qui créent une belle sensation de vitesse.
Arrivé au dessus de la Forêt Morte, l’avion tombe en panne et doit se poser dans une clairière. Il s’enfonce aussitôt dans des sables mouvants et les aviateurs échappent avec astuce à l’enlisement. Dans Hardi les Gars, ces planches sont colorisées et l’éditeur fait alterner régulièrement (toutes les deux pages) la couleur et le noir et blanc. Bien que discrètes, ces teintes tendent à banaliser les contrastes et le dynamisme des images de Molino.
Arrivés sur la terre ferme, les aviateurs observent des phénomènes étranges, puis ils se retrouvent en face d’une silhouette inquiétante. Ils font connaissance avec Naggar (ou Virus), le fameux magicien de la forêt morte.
Grâce à sa maîtrise des ondes, Virus téléporte Bertier et son neveu à l’intérieur de sa base secrète. Il a l'intention de faire quelques expériences sur les nouveaux venus et attache Bertier sur une machine de son invention.
Les travaux scientifiques de Virus paraissent aujourd'hui bien fantaisistes. Le scénariste multiplie néanmoins les explications et les anecdotes afin de donner à son récit une relative crédibilité.
Mais que cherche donc Virus ? Il veut recueillir la trace qu’un être humain peut laisser sous la forme d’une onde, afin d'être capable de le dématérialiser, voir même de le transporter et de le réincarner à distance. Il veut aussi contrôler l’homme comme un robot, grâce à la maîtrise de cette onde.
Tandis que Gérard Bertier subit les expériences magnétiques du maléfique savant, son neveu s’échappe dans les couloirs de la base. Il entend alors Virus parler de ses projets, à savoir réduire l’humain à l’état d’une onde pour le déplacer comme un son ou une image. Claude se fait ensuite reprendre et Virus se lance dans un nouveau projet : ramener à la vie une momie égyptienne.
Virus envoie Bertier dans le British Museum et contrôle ses actes grâce son onde maléfique. Sous l’effet de cette énergie ondulatoire, le corps de l’aviateur se dédouble et devient insensible aux armes des gardiens.
Grâce à Bertier, la momie d’un ancien pharaon, nommé Antef, est amenée dans le repaire du savant. Virus réussit ensuite à le ramener en vie.
Toujours insatisfait, le savant veut posséder les secrets de l’antique science égyptienne. Il conclut un marché avec Antef qui doit lui ramener un vieux papyrus caché sous la pyramide de Kheops. La nuit suivante, le pharaon et Gérard Bertier s’introduisent dans un souterrain qui doit les amener au trésor des pharaons.
Une fois sur place, Antef tente de se révolter mais Virus le neutralise en augmentant l’intensité des rayonnements. Les explorateurs repartent ensuite vers la salle du trésor et s’emparent du parchemin recherché.
Pendant les jours suivant, Virus utilise une formule du parchemin et décide de ramener à la vie toutes les momies du monde. Il réussit dans son entreprise et les conséquences sont impressionnantes.
Animées par l’onde maléfique de Virus, les momies égyptiennes deviennent une armée presque invincible.
Au moment où le savant pourrait gagner la partie, le domestique Tirmud craint d'être lui aussi victime de sa toute puissance et décide de le trahir. Il libère Bertier et son neveu afin qu’ils mettent son maître en échec.
Bertier se fait téléporter hors du repaire de Virus par l’appareil, puis Tirmud le suit dans la cage mais l’arrivée du savant fou interrompt la manœuvre. Claude doit se cacher dans la base tandis qu’arrivé à Rio de Janeiro, l’aviateur s’introduit dans un congrès qui réunit les savants du monde entier.
Lorsque les momies s’apprêtent à envahir les locaux, Bertier conseille de ne pas leur résister tout de suite et de feindre la soumission. L’armée égyptienne prend ainsi le contrôle de la ville.
Seul dans sa base, Virus se retrouve incapable de tirer profit de cette situation. Il fait revenir le pharaon Antef dans son repaire tandis que l’armée des momies prend le pouvoir dans toutes les capitales terrestres. Pour mettre fin à leur domination, Bertier prend contact avec une princesse égyptienne qui regrette sa réincarnation, et qui accepte de devenir son alliée.
Claude, le neveu, s’échappe à son tour de la base (en avion) et emmène avec lui le parchemin égyptien. Avec ce document, Gérard Bertier construit une nouvelle machine semblable à celle de Virus, afin de s’oppose au rayonnement du savant fou. De son côté, Virus doit affronter Antef qu’il n’arrive plus à contrôler.
Virus décide de quitter sa base pour contrôler lui-même l’armée de momies. Il s'introduit dans sa machine à téléporter mais au moment où le rayonnement s’intensifie, Bertier met en marche sa propre machine pour le contrecarrer.
Pris dans l’interférence des deux rayonnements, Virus est transporté vers la machine de Bertier où il se retrouve capturé. Bartier intensifie ensuite l’énergie de son appareil afin de détruire les momies égyptiennes.
Finalement, Virus est fait prisonnier et les momies sont toutes détruites, mais le triomphe de Bertier est bien amer.
Parvenu à la fin de ce premier épisode, on reste surpris par la formidable naïveté de cette histoire qui est pourtant considérée un classique de la BD de science fiction. Le scénariste F. Pedrocchi invente quelques péripéties originales mais il accumule les clichés (sur les personnages) et les invraisemblances (scientifiques). Le caractère des aviateurs est conventionnel et leur comportement est tout aussi prévisible mais on ne peut qu'être intrigué par ce savant grimaçant qui assume sans honte son rôle maléfique. Grâce à lui, la lecture de cette histoire n’est jamais ennuyeuse et l’idée de diriger un être humain grâce à la maîtrise d’une onde corporelle rappelle furieusement la fameuse « Mega Wave » d’Edgar P. Jacobs. Les colères de l’infâme Virus ressemblent d’ailleurs à celles du Dr Septimus et c’est ainsi le récit des méfaits d'un savant fou qui représente l’attrait principal de cette série. Cette focalisation de l'intrigue sur un personnage malveillant est l'apect le plus original de ce scénario truffé de lieux communs, et elle donne au récit une paradoxale légèreté.
Peut-on évaluer le dessin de Walter Molino dans cette publication qui ne respecte pas le format original de parution ? Selon Ange Tomaselli (qui évoque cette BD dans Hop N° 58), les traductions françaises de Virus ne proposent que des « planches remontées avec des vignettes coupées », mais les images visibles en noir et blanc nous permettent tout de même d'admirer un trait d’apparence rapide qui donne un dessin nerveux et vivant. Molino mélange avec adresse les détails réalistes et les effets de la caricature et bien que ce cocktail puisse aujourd’hui paraître banal, il était novateur à une époque où la bande dessinée « réaliste » faisait ses premiers pas. Molino a fait par la suite une intéressante carrière d’illustrateur mais je vous présenterai tout cela dans une deuxième partie qui sortira dans quelques jours.