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Les critiques de mes meilleurs albums BD, racontées par l'image

Bran Ruz par Auclair et Deschamps (2)

En réécrivant cette légende, les auteurs réalisent leur idée d’une histoire alternative aux livres officiels. La première planche de l’album contient d’ailleurs une introduction révélatrice : « Ce qu’on appelle généralement l’histoire de France n’est qu’un tissu de mensonges qui commence par l’Antiquité gréco-latine et se poursuit par la généalogie de la famille Capet. De cette histoire-là, les français sont absents, car les césars centralistes, qui depuis deux mille ans s’acharnent à former l’hexagone, supportent mal la libre expression populaire et le droit à la différence ». Toute l’œuvre est dominée par ce ton sévère et portée par cette volonté de démonstration.

Passionné par son projet, Auclair a réalisé un important travail de recherche pour illustrer avec réalisme la vie des premiers celtes, et l’univers qu’il dessine parait séduisant et vraisemblable. Il reconstitue de façon minutieuse les sites de l’antique Bretagne, et donne un semblant d’authenticité à de nombreuses scènes. Les auteurs situent les événements dans des lieux géographiques précis, et cette histoire est d’abord une reconstitution habile de la conquête de l’Armorique par les celtes.

Ys est cependant une ville légendaire, et les auteurs ne prétendent pas raconter la vérité des faits. Ils créent plutôt une « contre-légende » qui se veut militante et inspirée par les traditions régionales. Ce projet ambitieux pourrait être séduisant, mais il perd une partie de son charme pendant la lecture .C’est probablement parce qu’il apparaît une étonnante symétrie entre Bran Ruz et l’historiographie que les auteurs veulent dénoncer. Leur récit devient aussi didactique et moraliste que les anciennes légendes chrétiennes ou les livres d’école. C’est ainsi qu’Alain Deschamps compose de longs récitatifs pour accompagner certaines scènes d’action, et la morale finit par étouffer l’épopée.

Ce ton sérieux et cette poésie un peu appliquée me rappellent certaines œuvres de Charles Péguy, défenseur réputé de la France républicaine. Cette comparaison n’est pas honteuse car Péguy est un grand écrivain, mais ce lyrisme un peu lourd enlève beaucoup de charme à cette œuvre qui a une ambition esthétique.

 

Le message politique est évident, et on peut considérer Bran Ruz comme un véritable manifeste régionaliste. Rappelons que le premier chapitre avait été publié uniquement en langue bretonne dans A Suivre, et que de nombreux lecteurs avaient exprimé leur colère devant cet apparent mépris des auteurs (c’est seulement dans l’album qu’ont été publiées côte à côte les planches en français et en breton).

Le dernier chapitre du livre nous ramène aussi à des préoccupations politiques contemporaines. Les auteurs évoquent une « Bretagne bradée, matraquée, irradiée, mazoutée », avant qu’un personnage n’appelle à un rassemblement contre la centrale nucléaire de Plogoff. Pour Auclair, les bretons subissent sans protester une vieille domination gallo-romaine, et la ville engloutie sous les flots devient ainsi le symbole d’une mémoire endormie, et d’une identité appelée à renaître.

 

Cet hymne à la Bretagne s’accompagne d’une célébration de ses paysages. La nature est omniprésente, et Auclair multiplie les images champêtres. Il aime dessiner des scènes muettes, en attribuant un rôle principal à la pluie, à la mer, aux falaises ou aux forêts. Alors que les actions des hommes sont souvent accompagnées de récitatifs pessimistes, la nature apparaît comme l’ultime refuge. Dans certaines séquences d’images, le dessinateur parvient à créer une certaine poésie.

La nature est présentée sous de multiples facettes et, tout au long des quatre saisons, la beauté de ces paysages traverse le temps. A la fin du récit, Dahud est assassinée, Gradlon apparait vieux et vaincu, et Bran Ruz est englouti au fond des flots, alors que la mer et le vent restent les vainqueurs. Les hommes et les civilisations passent, et seules reste la Bretagne éternelle.

Le style graphique se caractérise d’abord par son emphase et son esthétique classique. La majorité des planches comporte 4 à 6 cases, généralement disposées avec recherche. De nombreuses vignettes verticales spectaculaires alternent avec des vignettes horizontales essentiellement narratives. Auclair utilise par ailleurs avec talent les effets d’éclairage et les contrastes que permet le dessin en noir et blanc,

 Auclair dessine aussi de nombreuses images muettes, par essence nobles et imposantes, qui donnent à l’histoire une certaine lenteur. Les cases sont généralement centrées sur un paysage ou sur des personnages qui adoptent des attitudes hiératiques, comme dans certains tableaux classiques. Les séquences dynamiques sont peu nombreuses, et le dessinateur aime composer des suites d’illustrations presque contemplatives, pour lesquelles le texte joue un rôle narratif prépondérant. Il est tout de même capable de créer d’étonnantes successions d'images, avec des changements de plans qui composent un élégant mouvement dans l'espace.

Auclair possède par ailleurs une formation d’acteur de théâtre, et il est capable d’animer ses personnages avec style. On découvre alors un autre type de séquence, avec des personnages qui se déplacent comme des acteurs, et l’absence de texte renforce leur force suggestive.

Le dessin d’Auclair se caractérise par son académisme minutieux. On peut y voir une certaine parenté avec le style des peintres pompiers, car son dessin figuratif respecte scrupuleusement les canons de la beauté classique. Ses illustrations présentent toujours les personnages ou les décors de façon réaliste et précise, et son graphisme cherche à obtenir un aspect « bien fini ». Il faut relever qu’Auclair se considérait avant tout comme un conteur d’histoire, qu’il dessinait avec peine, et dans une interview donnée aux Cahiers de la Bande Dessinée (N° 58), il explique honnêtement son parcours. Il a commencé par dessiner des décors de théâtre, puis il s’est mis à la bande dessinée en s’inspirant de dessinateurs classiques comme Hal Foster ou Alex Raymond, avant de subir l’influence de Jean Giraud. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans Bran Ruz une conception esthétique proche des œuvres d’Hal Foster. De grandes illustrations élégantes sont disposées de façon aérée sur la page, et Auclair cherche à réaliser de beaux dessins plutôt que de créer un mouvement dynamique.

Cette succession d’images statiques donne au texte un rôle narratif principal. Auclair a plusieurs fois insisté sur le caractère exemplaire de sa collaboration avec Alain Deschamps. Au départ, le scénariste écrivait un synopsis de chaque chapitre, qu’Auclair dessinait de façon rapide, puis l’ensemble était rediscuté, et le texte finalement rédigé de façon conjointe. Dans la BD franco-belge classique, les textes sont surtout représentés par des dialogues, et l’action progresse par interaction entre les personnages. Auclair maitrise sans problème cette méthode, mais il a une volonté pédagogique, et le texte devient parfois envahissant.

 En général, les récitatifs sont de brefs textes d’explications qui permettent d’éviter de longs dialogues ou des situations confuses. Chez Auclair, le récitatif prend un autre rôle, et commente les idées de l’auteur sur les événements ou les personnages. Parfois, les dialogues disparaissent et l’œuvre se transforme ouvertement en manifeste politique.

 Dans les scènes historiques, le récitatif recherche un rythme poétique, et s’orne de caractères esthétisants. Le message prend alors un ton moraliste appuyé, et les personnages perdent leurs particularités psychologiques. L’émotion et la spontanéité s’effacent derrière la démonstration et le didactisme.

 Cette lourdeur du texte et ce prosélytisme des auteurs altèrent malheureusement la sympathie que l’on pourrait avoir pour leur entreprise. La lecture de Bran Ruz réveille des sentiments mitigés car, à côté de l’intérêt de découvrir cette époque peu connue, il y a l’ennui de suivre un récit moralisant, proche de la leçon de catéchisme. Au respect que mérite cette œuvre monumentale et élaborée s’oppose un agacement devant le discours militant et parfois arrogant. Les images créent la beauté et l’émotion mais le texte adopte le ton revêche d’un instituteur. La ferveur régionaliste et l’audace de l’entreprise suscitent l’admiration, mais son verrouillage par un dogme politique réduit sa portée artistique. La reconstitution d’une épopée et l'ambition poétique sont bien soutenues par la lenteur de l’action et l’académisme du dessin, mais elle sont finalement gâchées par un mélange de styles, car l’introduction du fantastique devient artificielle lorsqu’elle est mélangée à un discours raisonné. L’histoire met en scène des personnages historiques qui pourraient être passionnants, mais ils sont soumis à un modèle théorique et perdent de leur substance pour satisfaire la démonstration. La richesse de cette œuvre graphique s’associe donc à des contradictions internes. Il en résulte des sentiments contrastés, et surtout un mélange de perplexité et d’admiration. En relisant ces planches marquées par l’emphase, je me suis mis à penser à la Légende des Siècles de Victor Hugo, ces poèmes interminables dont on admire l’ampleur et les trouvailles, mais dont on regrette la lourdeur et que l’on évite de lire en entier. Je n’ai pas relu avec attention, je l’avoue, les longs récitatifs ennuyeux de Bran Ruz, mais je reste séduit par son classicisme appuyé, et l'élégant graphisme en noir et blanc des planches d’Auclair qui continuera probablement à séduire les futures générations.

 

En fait,  Bran Ruz était dès sa sortie une œuvre venue d’un autre temps, suscitant d’ennuyeux questionnements alors que l'on attendait de belles images. Cette épopée historique s'est transformée en un récit désenchanté, et si j’ai été par moment séduit par cette Armorique rêvée,  je suis finalement peu convaincu par ce mirage militant. Cet agacement s'est réveillé pendant mes vacances en Bretagne et, après avoir terminé ce livre, j’ai ressenti le besoin de faire un bon footing. C’est ainsi que je suis parti en direction de la pointe du Van où, en courant le long de la côte, je n’ai pas vu de naufrageurs ni de korrigans. Il y avait une vieille chapelle et de nombreux promeneurs dans ce site magnifique, et j’ai aussi constaté avec dépit que les villas se multipliaient dans ces lieux sauvages. Je pense qu'Auclair n'aurait pas apprécié l'invasion de sa Bretagne éternelle par ces nouveaux adversaires que sont le dollar et le tourisme, car ceux-ci pourraient faire davantage de dégats que 2000 ans de catholicisme.   

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R
Boyington : pas de problème, je t'ai répondu dans Bran Ruz 1 ;-)<br /> <br /> Totoche : c'est hyperdur, ce Playback ! J'ai l'impression de reconnaitre 2 ou 3 dessinateurs (et encore).
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B
Ah ben j'm'a gouré!! J'ai mis mon post dans "Bran Ruz"1 au lieu du 2 :-)... Comme chez Li-An, me voilà reparti dans les blogs parallèles comme dirait Totoche. Avec l'âge venant on fait vraiment n'importe quoi.
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T
Bon, pendant que Mme Totoche sifflera l'abricotine on ira lire les vieux Spirou au grenier :-)
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T
Hé, Raymond, ça te dit une partie de Playback ?<br /> <br /> http://playbackboum.blogspot.com/2008/09/le-retour-du-mli-mlo-bd.html
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R
Le chouchen serait de circonstance, mais en Suisse ... il y a plutôt de l'abricotine en effet. Mon beau-frère valaisan m'a déjà offert plusieurs bouteilles, et je n'y ai pas beaucoup touché. J'essaie de les cacher chaque fois qu'il me rend visite, pour ne pas lui faire honte.<br /> Je vous invite donc très volontiers dans ma cave en Suisse pour les consommer ;-)
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