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14 décembre 2008 7 14 /12 /décembre /2008 10:11

Je devais avoir 10 ans lorsque j’ai découvert Stagecoach, le célèbre western de John Ford. Ce périlleux voyage en diligence qui emmenait un shérif intègre, un hors-la-loi sympathique, une prostituée au grand cœur, un élégant joueur de poker, un médecin alcoolique, une digne épouse d’officier, un banquier véreux et un timide représentant de commerce à travers un territoire dangereux et imprévisible, de même que la poursuite finale par des indiens sanguinaires m’avait laissé à l’époque une impression inoubliable. Cette association d’humour et d’aventure et ce regard féroce sur les conventions sociales ont d’ailleurs permis au film de devenir un véritable classique.

 

Je n’avais pas oublié ces images lorsque La diligence est apparue le 9 février 1967 dans le N° 1504 de Spirou. L’allusion au film m’est apparue d’emblée évidente, de même que son décalage ironique (Lucky Luke reprenant le rôle de l’outlaw joué par John Wayne). On y retrouvait certaines silhouettes comme le joueur de poker ou la digne épouse (transformée toutefois en une épouvantable mégère) et je me suis quelque temps demandé pourquoi Hank, le cocher, ne ressemblait pas à Andy Devine, Morris ayant choisi le visage de Victor McLagen, un autre grand acteur « fordien ». L’intrigue évoluait toutefois de manière originale et la plupart des personnages comme Digger le chercheur d’or, Fallings le photographe ou l’hypocrite révérend Rawler appartenaient typiquement au monde de Goscinny. Après la parution de l’album, je n’ai pas arrêté de relire cette histoire qui associe avec bonheur le rythme, le suspense, l’humour et la fantaisie.

Relevons qu’il existe une bonne étude critique de cet album, que vous pouvez trouver en ligne ici et . Ce travail d’Yves Di Manno a été publié dans le numéro 22 des Cahiers de la bande dessinée, et j’en résumerai brièvement les conclusions. Il constate que Goscinny aimait construire minutieusement ses scénarios et que chacun de ses albums peut être subdivisé en huit à dix mini-épisodes dont la longueur varie entre de 2 et 8 pages. En composant cette succession de petites aventures, il introduit toutefois certaines constantes qui sont propres aux personnages (les cartes truquées de Scat, les apostrophes de Hank) ainsi que des situations répétitives (les patates et le lard servis à chaque relais) qui deviennent des gags. Avec cette double règle de construction, l’histoire progresse par étapes et associe avec malice la nouveauté et les redites. Goscinny joue par ailleurs avec humour sur la confrontation de personnages dissemblables et grâce à ces ingrédients, l’intrigue très classique de la Diligence atteint une sorte de perfection.

 

En illustrant les scénarios de Goscinny, Morris concevait son rôle comme celui d’un metteur en scène,  mais il intervenait parfois dans l’élaboration du récit. Voici d’ailleurs ce qu’il déclare dans ce même N° 22 des Cahiers : « l’idée de base est choisie soit par moi, soit par lui. Il (Goscinny) confectionne ensuite un synopsis où chaque paragraphe représente une page. On en discute encore un peu, et il m’envoie le découpage ». Ainsi, il n’est pas toujours possible de séparer l’apport de chacun dans Lucky Luke, mais les qualités respectives des deux auteurs restent cependant bien identifiables.

 

Pour approcher de plus près les qualités de cette œuvre, je vais me limiter à la description de l’épisode que Di Manno nomme « la montagne ». Rappelons la trame générale du récit. Pour frapper un grand coup et rassurer ses clients, la Wells Fargo a décidé de prouver que ses voitures peuvent traverser le pays quelque soient les obstacles. Elle annonce le voyage d’une diligence qui doit transporter une cargaison d’or de Denver à Sacramento, et demande ensuite à Lucky Luke d’en assurer la sécurité. L’épisode présenté se situe après plusieurs étapes, lorsque les voyageurs arrivent au pied des Montagnes Rocheuses.

 

Les deux premières bandes doivent être vues ensemble pour apprécier le gag visuel qu’elles contiennent. Dans son synopsis, Goscinny décrivait chaque vignette en précisant son angle de vue et il est probable que Morris a respecté ici ses indications. Les deux strips montrent la diligence de profil, d’abord tirée par les chevaux puis poussée par les passagers, et l’image évoque avec précision la raideur de la pente. Les personnages deviennent minuscules et apparaissent comme de simples silhouettes mais le talent du dessinateur les rend immédiatement reconnaissables. Les imprécations de Hank complètent l’effet comique de ces images superposées, et le scénariste multiplie par ailleurs les traits d’humour. En plus du commentaire de Jolly Jumper et du parallélisme des images, Goscinny ajoute un gag verbal (« on devrait pouvoir prendre des passagers frais »). Ce sont ces petites remarques qui me paraissent être les plus drôles, mais on trouve peu ce genre d’humour dans Lucky Luke car Morris n’aimait pas les calembours et ne se gênait pas de les supprimer.

Sur la bande suivante, Morris double la hauteur de son image afin d’amplifier le volume des rochers qui obstruent le chemin. On note que cette grande case ne contient aucune recherche esthétique et que le décor est bien dénudé, mais l’image reste spectaculaire grâce à son angle de vue (en plongée), à ces murailles rocheuses qui se rapprochent au sommet du col ou à l’attitude de Jolly Jumper qui se cabre devant l’obstacle. Le dessinateur met l’image au service du récit.

Le strip suivant contient des images que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires, mais Morris y introduit une certaine ironie. La première vignette encadre ainsi de façon décalée la diligence et ses passagers qui semblent bien à la peine (la vue de profil de Mme Flimsy est particulièrement caustique) mais les détails expressifs du dessin sont étouffés par le bleu sombre qui est appliqué sur les personnages. Hank reste toutefois colorié de façon standard, et on peut penser que ce choix monocolore s’explique par un travail bâclé des studios Dupuis.

Il y a des images qui paraissent toutes simples alors qu’elles résultent d’un long processus et d’une réflexion minutieuse. Morris utilise deux vignettes pour montrer le passage de la diligence sur un monticule de rochers, et ce mouvement semble relever de l’évidence. La grande taille des cases, la position dynamique des personnages, et surtout le choix approprié des moments clés donnent à cette séquence une clarté exemplaire. Je pense que ce strip démontre l’habileté de Morris et il me rappelle une déclaration de Franquin au sujet de leurs manières différentes de suggérer un mouvement par une image fixe : « Morris et moi (…) on avait chacun nos théories sur le dessin, moi qui affirmais que les choses qui se déplacent doivent donner une impression de vitesse, Morris qui étudiait sur des photos les représentations les plus représentatives du galop d’un cheval ». En clair, Franquin s’attache à amplifier un geste ou à légèrement déformer un personnage pour créer un effet cinétique, tandis que Morris préfère découper minutieusement une séquence en y choisissant deux ou trois images significatives, sans chercher à les retoucher. Au moment de la réalisation de la Diligence, il possède plus de 20 ans de métier et ses choix possèdent la force de l’évidence.

 La bande suivante respecte le même principe, puisque Morris dessine les trois moments clés qui font avancer l’action (il est probable cependant qu’il suit les indications de Goscinny). La rupture sèche de la corde est illustrée avec dynamisme, alors que le départ de Lucky Luke sur son cheval donne au contraire la curieuse impression d’une image figée. Il faut observer attentivement cette vignette pour comprendre que Jolly Jumper est déjà en train de galoper au moment où le héros se met en selle. La reproduction de cette action implique par ailleurs une reconstitution élaborée, ce que Morris accomplit  avec une simplicité qui pourrait donner une fausse impression de facilité. En fait, on retrouve toujours le même choix du dessinateur qui préfère la clarté de la narration plutôt que le dynamisme de l’image.

 Quelques mots sur la vignette centrale qui montre les réactions de chaque voyageur lors de la rupture de la corde. Elle est colorée par un rouge vif uniforme et je pense que ce choix témoigne à nouveau de la paresse des imprimeurs. Sinon, elle illustre de façon brillante l’art narratif de Goscinny qui sait regrouper en une seule image les réactions contrastées de ses personnages. Cet exercice de style n’est jamais gratuit, car cela lui permet de prolonger des intrigues secondaires ou de préciser certains caractères. C’est ainsi que l’on  découvre un comportement inattendu de M. Flimsy qui se met à parier de façon enjouée sur la survie de son épouse. Un scénariste moderne n’oserait peut être pas introduire ce gag misogyne mais c'est le genre de détail inattendu (car oublié) que l’on savoure à la relecture.

 

Au début de la page suivante, la diligence dévale la pente à toute vitesse et Morris choisit de l’illustrer par un simple plan de profil. Goscinny y intercale alors un gag qui met en suspend l’intrigue principale. Cette scène ressemble typiquement à un dessin animé et Morris l’illustre manifestement dans cet esprit. Le bandit reste longtemps immobile en répétant son texte, puis le danger s’approche brutalement et le personnage détale à toute vitesse. Avec son brusque changement de rythme, et ce ton sérieux qui devient subitement ridicule, cette séquence me rappelle le procédé comique qu’utilisaient les studios Hanna & Barbera dans leurs dessins animés (comme The Flintstones ou Yogi Bear). Ces courts métrages sont un peu oubliés, mais ils rencontraient un vif succès pendant les années 60.

 Après l’intermède humoristique, le récit se concentre sur l’action. Lucky Luke rejoint la diligence, saute sur le véhicule et appuie sur la manette des freins. On y retrouve le génie graphique de Morris et sa recherche de l’image efficace au service du récit. Dans le N° 43 des Cahiers de la BD, il résume ses principes : « je me suis toujours attaché à être très lisible, très clair dans mon graphisme. Si le lecteur doit regarder trop longtemps le dessin, c’est qu’il n’est pas bon. Je fais des croquis jusqu’à trouver la position, l’angle de vue qui rendent les choses clairement ». Dans la même revue, il fait d’autres commentaires sur sa technique : « je suis arrivé à la conclusion que dans un geste, l’image qui passe le mieux, en statique, c’est celle où le mouvement est le plus lent. (…) sur la rétine de l’œil, il y a une espèce de persistance qui fait que les phases les plus lentes restent le mieux imprimées. A partir de cette image lente, l’œil reconstitue le mouvement. » On ne saurait mieux commenter son travail, et la séquence qui suit l’illustre de façon parfaite.

L’humour est à ce stade plus discret, mais on en retrouve quelques flèches, comme cet hilarant phylactère glissé dans un coin de la première case. Cette injonction désespérée (« Haaalte ») et ultime du bandit m’apparaît comme un clin d’œil d’une drôlerie irrésistible. Je trouve que ce sont ces traits de malice et cette habileté à répéter les gags qui font la séduction des œuvres de Goscinny.

 

Le premier strip de la page suivante termine la scène de sauvetage. La laideur de la colorisation est à nouveau frappante dans la première image, et cette teinte sombre efface les détails malicieux que Morris applique sur les silhouettes. On peut toutefois remarquer cette attitude stéréotypée et presque grotesque des personnages en train de courir vers la diligence, et j’y vois la recherche d’un humour visuel qui est propre au dessinateur. La seconde vignette retrouve le comique de caractère propre à Goscinny, lorsque le souriant M. Flimsy paie à Scat Thumbs le pari qu’il vient de perdre, en subissant au passage les foudres de son acariâtre épouse. Sa réponse me parait imparable bien qu’elle soit dépourvue de sens, et je crois qu’un banquier suisse ayant perdu 60 milliards de francs en investissements douteux (oui, cela existe) n’aurait pas trouvé de meilleure formule pour se tirer d’affaire.

L’arrivée au relais de diligence va servir de conclusion à cette traversée des Montagnes Rocheuses. Goscinny reprend comme prévu le « running gag » des patates et du lard à chaque repas, et l’humour provient surtout de sa présentation inattendue. Dans la scène ci-dessous, le scénariste redouble d’astuce puisqu’il combine ce gag avec une autre situation répétitive, le vieux Digger perdant une fois de plus son pari contre le joueur professionnel.

 La vignette de fin de page est un petit chef d’œuvre en soi, que l’on peut apprécier indépendamment de l’album. Morris construit une image d’anthologie en segmentant habilement cette case en deux temps séparés, car il joue à la fois sur ce qui relie (unité de lieu, continuité de la table) et ce qui sépare (quelques secondes pendant lesquelles retombe la pièce). J’y apprécie encore plus l’humour malicieux de Goscinny qui transforme ces quelques répliques en un véritable petit sketch théâtral. Tous les personnages sont réunis autour d’une table et ils doivent répondre à une question de Lucky Luke. Malgré leurs différences sociales et leurs divergences d’intérêt, ils répondent tous de la même manière et cette belle unanimité représente un nouveau trait d’esprit du scénariste. Ce sympathique clin d’œil est complété par la conclusion du placide M. Flimsy qui me parait être d’une irrésistible philosophie.

Avec cette magnifique parodie d’un western célèbre, la collaboration entre Morris et Goscinny était arrivée au sommet de ses possibilités. L’année suivante, Morris décidait de changer d’éditeur et rejoignait l’équipe du journal Pilote. En dehors de quelques avantages financiers, ce transfert lui offrait une plus grande liberté pour dessiner Lucky Luke, puisque Dupuis avait sévèrement censuré jusque là toute image suspecte d’être une apologie du sexe ou de la violence. La série aurait pu ainsi gagner en qualité, mais les contestations de mai 68 allaient malheureusement perturber René Goscinny. En tant que rédacteur en chef de Pilote, il a été remis en cause par son équipe de dessinateurs, et je trouve qu’il n’a plus retrouvé la même verve humoristique après cet événement. A partir de Jesse James, ses récits ont gardé leur construction parfaite et leur ironie mordante mais la spontanéité et la bonne humeur du scénariste semblaient s’être éclipsées. La mort de Goscinny quelques années plus tard a mis un terme définitif à l’âge d’or de Lucky Luke, et la série s’est poursuivie ensuite avec des histoires de qualité très inégale. De nouveaux albums paraissent encore actuellement, alors que les deux créateurs ont disparu, et je ne vais pas me lancer dans une diatribe inutile. Je préfère me replonger dans les récits des bonnes années, ce qui pour moi correspond à une période de « Lucky Luke contre Joss Jamon » jusqu’à la Diligence. Ces vingt histoires inoubliables nous font retrouver le plaisir naïf de la lecture, et elles nous charmeront toujours grâce à leur inventivité et leur bonne humeur. 

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commentaires

R
C'est partiellement vrai, Itomi. Astérix a eu droit en effet au même type de colorisation dans ses deux premiers albums, mais je ne crois pas que cela venait d'un choix des auteurs. A partir d'Astérix et les Goths d'ailleurs, et surtout d'Astérix Gladiateur, cela change complètement. Relis les albums suivants, et tu pourras découvrir que les couleurs y sont appliquées avec beaucoup de recherche. C'est tout le contraire de Lucky Luke, en fait.<br /> Récemment, les premiers Astérix ont été réédités et recolorisés. Le résultat global est discutable, mais je crois que les couleurs correspondent mieux aux souhaits d'Uderzo.
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I
Comme s'était dit plus haut, Astérix a bénéficié du même traitement de couleur/ combien de cases de ses aventures ne comportent pas de décors mais un fond unis (en général jaune ou orange) Faut il voir là la paresse du dessinateur ou la volonté de rendre l'histoire lisible ?
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R
Caramba ! Je vais devoir relire tout l'album pour vérifier la théorie à Totoche !<br /> Merci de cet apport ;-)
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T
Cher Raymond, l'explication de l'utilisation de ces couleurs complémentaires me parait pourtant évidente :<br /> Au rouge, la diligence s'arrête ; et au vert... elle redémarre !<br /> Pas con ! Il suffisait d'y penser !
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R
David : je vérifierai ce week-end. Je monterai au grenier fouiller mes piles de vieux Spirou.<br /> <br /> Merci pour ta remarque intéressante, Yannick. Ton avis est bien différent du mien, et en fait, je ne suis pas certain de l'avoir totalement compris.<br /> Essayons de clarifier. Cette notion de rythme dans la séquence dessinée, cela pourrait être quelque chose d'équivalent au débit verbal d'un acteur qui raconte un texte. Il module la force de sa voix et la vitesse de son discours de façon à mettre un accent tonique, à insister sur certains mots, et à souligner leur sens.<br /> En changeant le principe de coloration de certaines vignettes, il y aurait ainsi un effet de "soulignement", une mise en relief de certaines images. Soit !<br /> Problème, en examinant la séquence que je présente dans cette chronique (je me tiens à celle-ci puisque tout le monde peut la voir) je suis loin de comprendre le choix monocolore dans certaines images. <br /> Regardons l'image du groupe de voyageurs que j'ai présenté de façon isolée. Tous les personnages y sont colorés en rouge, et on peut admettre qu'il y a là une mise en évidence (pas de très réussie, à mon goût) de la scène. OK ! Mais si on prend l'image de Hank et de sa diligence, entièrement colorés en vert dans la planche 16A (première illustration dans la chronique), jew n'en vois le sens ? J'avoue ne pas y voir autre chose qu'un simple bâclage.<br /> Alors, ton idée est intéressante, mais je ne suis pas convaincu. Effet de distanciation, effet de rythme ou simple manque d'attention au problème de la couleur, la question reste ouverte ?
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