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29 janvier 2009 4 29 /01 /janvier /2009 14:39

Pendant les années 80, lorsque les Cahiers de la Bande Dessinée étaient dirigés par Thierry Groensteen, il existait une rubrique intitulée la « case mémorable ». Pierre Sterckx souhaitait que l’on y commente des images isolées, des vignettes qui, selon ses propres termes « se passeraient résolument de tout contexte, devenues œuvres à elles seules ». J’étais perplexe devant cette ambition qui me semblait poétique plutôt que critique, mais le défi me fascinait. Cette approche focalisée sur la case, m’intéressait d’abord par les difficultés qu’elle comportait (il peut être difficile de trouver le vocabulaire approprié qui définisse un dessin) mais aussi parce que ce type d’analyse permettait d’aller au-delà de l’analyse du récit et des messages intentionnels de l’auteur. A chaque numéro, je découvrais ainsi avec admiration et perplexité ces commentaires parfois interminables, ces analyses littéraires d’une image unique dont le style devait résumer l’art d’un auteur. Je ne suis pas le seul à me souvenir de cette rubrique singulière, puisque Hectorvadair vient récemment de créer un blog consacré à ce type d’approche. C'est dans la même idée que je vais m'offrir un caprice : écrire un long texte qui essayera de vous intéresser à « ma case mémorable ».

 

D’une manière générale, la dernière case d’une BD s’inscrit volontiers dans la mémoire du lecteur. C'est ainsi que je revois spontanément l’image terminale de Tintin au Tibet (montrant les larmes du yéti) ou celle du Lotus Bleu (avec les adieux de Tchang) qui exhibe une émotion très forte. D’autres vignettes finales m’ont réjoui par leur humour crypté (l’oreiller abandonné par Barney Jordan à la fin de Tonnerre sur Coronado),  leur poésie (l’exclamation finale de Caïn dans la Ballade de la Mer Salée) ou leur savant decrescendo (un simple paysage au bord de la mer dans le Dieu Sauvage), mais la case la plus mémorable a été dessinée par Edgar P. Jacobs. C’est à nouveau une dernière image, et elle se trouvait à la fin du Mystère de la Grande Pyramide pendant les années 60. Son histoire est plutôt compliquée, mais avant de la commenter, je vous montre d’emblée comment se présentait la dernière page de mon album.


Vue isolément, cette image plate offre bien peu de charme et elle doit probablement vous surprendre. Elle reproduit de façon presque photographique les fragments d’un papyrus égyptien, et l’auteur y ajoute une traduction des hiéroglyphes en dessous de l’image. Elle est entourée d’un cadre décoratif qui contient un commentaire faussement innocent : « Voici, tel qu’on peut le voir reconstitué au musée du Caire, le fameux papyrus de Manéthon qui se trouve à l’origine du Mystère de la Grande Pyramide. »  Cette information semble banale et j’ai autrefois pensé que ce n’était qu’un de ces multiples détails que Jacobs avait introduit pour étoffer le réalisme du récit. Maintenant, si vous ouvrez l’album qui se trouve dans votre bibliothèque, il est peu probable que vous y retrouviez cette image. Pour expliquer cette absence, je vais devoir me livrer à un petit rappel chronologique. Voici donc en « deux mots » (pour paraphraser Jacobs) l’histoire de cet album.

 

Publié dans le journal Tintin d’avril 1950 à mai 1952, le Mystère de la Grande Pyramide est édité en album par les éditions du Lombard. Le tome 1 parait en octobre 1954 avec de légers remaniements, Jacobs y ajoutant une longue introduction (les fameux « deux mots ») ainsi que 4 illustrations en pleine page. De plus, il en modifie les dernières pages en supprimant ou en redessinant quelques vignettes. En septembre 1955,  le tome 2 sort également avec de petites modifications, dues au perfectionnisme de l’auteur, et le récit se conclut avec cette image bien connue.


 
Mais où se trouve donc cette fameuse page avec le papyrus de Manéthon ? Elle n’apparaît que plus tard, dans la réédition de 1959 qui regroupe en un album les deux tomes du récit. Jacobs y modifie à nouveau quelques planches, en particulier la transition entre les deux parties qui, dans cette nouvelle adaptation deviennent séparées par un délai de trois mois. Une vignette inédite fait la jonction entre elles, et elle montre Mortimer au volant d’une voiture.


 
Comme de nombreux lecteurs des années 60, j’ai découvert le Mystère de la Grande Pyramide dans cet album remanié. Passionné par cette histoire, j’y ai recherché la réalité qui se cachait derrière la fiction. Il était assez facile d’identifier des faits historiques (l’existence de Manéthon ou d’Akhenaton) ou de reconnaître quelques inventions manifestes (la persistance de prêtres qui se consacrent au culte d’Aton), mais qu’en était-il de cette fameuse chambre d’Horus ? Si l’on croyait Manéthon, dont le manuscrit « reconstitué au musée du Caire » était toujours visible, elle devait exister quelque part. Jacobs l’avait imaginée au sein de la Grande Pyramide, puis il avait emmené Blake et Mortimer à sa recherche, mais fallait-il douter des pièces qui affirmaient son existence ? Au début du récit, Mortimer discute longuement de cette chambre d’Horus avec le professeur Ahmed Rassim Bey, en contemplant la pierre de Maspero.

 Combien de lecteurs de Jacobs, incapables d’imaginer qu’elle était fictive, ont-ils cherché cette fameuse pierre, de même que le papyrus de Manéthon ? S’il semblait naturel de mettre en doute de l’existence d’une chambre cachée à l’intérieur de la Grande Pyramide, il n’était pas raisonnable de contester le papyrus que l’auteur analysait d’une façon si convaincante. C’est ainsi qu’il a été désespérément recherché par des touristes qui exploraient le musée du Caire, et il est probable que j’aurais fait  de même si j’avais visité l’Egypte pendant les années 60.

 

Je n’ai pas pu conserver cet album unique de la « Grande Pyramide ». Mon frère avait la fâcheuse habitude de prêter nos BD et ses amis les rendaient rarement. J’ai racheté plus tard l’édition de 1969, qui est à nouveau séparée en deux tomes et qui reprend la pagination originale. Disparue, la conclusion au sujet du papyrus, et retour à l’image du cheik Abdel Razek ! Cette différence me troublait. Qu’étaient devenues cette page explicative et cette vignette montrant le papyrus reconstitué ? Cette case si convaincante me restait en mémoire comme une image fantôme. Je l’ai longtemps et désespérément recherchée dans d’autres albums plus tardifs.

Je ne sais plus comment j’ai appris que la chambre d’Horus n’existait pas, et que ce papyrus était une invention d’Edgar P. Jacobs. C’est survenu pendant les années 70, et je me sentais à la fois admiratif et déçu. En visitant le musée du Caire en 1981, l’affaire était depuis longtemps éclaircie, mais tout en sachant que j’avais été mystifié, je me demandais s’il n’existait pas tout de même quelques traces de cette histoire. C’est ainsi que je me suis retrouvé à examiner avec intensité certaines pierres, au cas où … l’une d’entre elle ressemblerait à celle de Maspero … qui sait …

 

Je n’ai jamais retrouvé l’album de mon enfance, et j’ai même pensé que je ne reverrai plus cette image mythique. Et puis, je l’ai redécouverte vingt ans plus tard, grâce à la monographie de Claude le Gallo, intitulée « le Monde d’Edgar P. Jacobs ». La case y était bien semblable à celle de mes souvenirs, mais je m’étonnais de la banalité de son apparence. J’y découvrais un curieux mélange de simplicité et de malice (pour ne pas dire de fourberie), qui ne correspondait pas à l’enthousiasme naïf que je gardais en mémoire.

 

Aujourd’hui, il semble facile de comprendre ma fascination pour cette vignette. Il y a d'abord son existence éphémère, puisqu’après l’avoir imposée dans l’album, l’auteur l’a reniée quelques années plus tard. Elle symbolise aussi cet enthousiasme communicatif pour l’archéologie, et cette manière hypnotique de nous entraîner dans une exploration de l’antiquité égyptienne. On y retrouve surtout ce discours passionné, qui noie le lecteur sous un flot d’informations incertaines, souvent véridiques, et cet énorme effort de documentation qui a précédé la réalisation de la BD. C’est d’ailleurs cette érudition flamboyante qui donne cette force persuasive aux récitatifs de Jacobs. Ce pouvoir de conviction est encore accentué par ce ton unique, je dirais même cette « musique » qu’il apporte à ses textes. Elle correspond probablement à une technique théâtrale car selon certains témoignages, Edgar P. Jacobs était non seulement un conteur mais aussi un acteur qui savait jouer de la voix, imiter, convaincre, voir même envoûter son visiteur. On retrouve ce talent de comédien dans le texte qui accompagne l’image du papyrus, car l’auteur se livre bien à une sorte de tromperie en présentant sur un mode documentaire une hypothèse de son invention. Le lecteur sait bien sûr qu’il s’agit d’une œuvre de fiction, mais au milieu de ces exposés sur l’histoire de l’Egypte et de ces débats sur des pièces archéologiques, il n’est plus possible de discriminer le réel de l’imaginaire. La case consacrée à la pierre de Maspero est à ce titre exemplaire.

Après avoir vu cette image, comment croire que cette fameuse pierre est inventée par Jacobs ? Pour ma part, j’ai cru pendant 20 ans qu’elle existait et en apprenant son caractère fictif, j’ai ressenti avant tout de l’incrédulité. La force des images (et de leurs commentaires) était plus convaincante que la réalité. Pour qualifier l’auteur qui emporte ainsi son lecteur dans un monde fictif, il me vient tout naturellement à l’esprit d’utiliser le terme de génie.

 

Ce génie de Jacobs s’explique ainsi par son enthousiasme, son sens du théâtre et sa capacité à s’immerger dans son sujet, mais il existe encore une autre composante, liée cette fois à son dessin. Il est notoire qu’il ne dessinait pas avec rapidité, et qu’il retravaillait avec obstination et méticulosité les gestes, les postures ou les décors afin d'obtenir une véritable mise en scène. Il partait souvent d’une image réelle ou d’une photo dont il cherchait à extraire les lignes essentielles, puis il y ajoutait un discret travail d’arrangement, et ces images banales trouvaient une signification étrange, qui renvoie le lecteur à la fois au monde réel et à la fiction. Comment comprendre la force étrange de ce dessin qui n’est en fait que strictement figuratif ? On peut bien sûr évoquer son interminable travail de correction, ou constater cette volonté de donner une certaine vérité à l’image. Les transformations qu’y introduit Jacobs sont en fait discrètes, mais à la fin de ce processus, elles correspondent à son rêve ou à son univers. En apparence, ces images appartiennent à la réalité, mais en fait, elles sont totalement imaginaires.

 

Jacobs entretenait un curieux rapport avec le dessin et cela me rappelle une anecdote racontée par Jacques Martin. Je l’ai entendue de sa voix et elle est aussi rapportée par Michel Robert dans La voie d’Alix, un livre d’entretien publié en 1999. Je reprends dans ce livre le récit de l'auteur d'Alix qui nous révèle une facette inattendue du talent de Jacobs : « les éditions du Lombard, à l’occasion du 25e anniversaire du journal Tintin, avaient invité le jeune prince Philippe de Belgique à une séance de dédicaces dans les locaux du gouvernement provincial de Bruxelles. Cinq dessinateurs avaient été contactés, dans l’ordre des préséances : Hergé, Vandersteen, Jacobs, moi et Cuveler. Le jour du cocktail, nous étions donc rangés dans cet ordre, derrière une longue table, dans une sorte de box, en attendant le cortège officiel. Le jeune prince est apparu, entouré des personnalités habituelles. A instant, Edgar s’est penché sur sa mallette et a sorti un très beau dessin qu’il avait réalisé chez lui. Cela représentait Blake et Mortimer en couleur, qui saluaient de la main en en disant « hello Monseigneur nous sommes heureux de vous saluer à l’occasion des 25 ans du journal Tintin ! » Ce travail était cerné de très beaux traits de couleurs différentes dont un doré, je m’en souviens. Comme je m’esclaffais sur cette dédicace qu’il était apparemment le seul à avoir préparé, on a entendu le jeune prince dire à Hergé : « Non, pas la tête de Tintin, la fusée ! » Affolé, Edgar s’est tourné vers moi et m’a dit : « Mais, il ne prend pas ce qu’on veut ; que vais-je faire ? » Embarrassé, je lui ai répondu qu’il devait essayer poliment de devancer le désir du jeune prince en lui poussant le dessin dans les mains. Toutefois, cela ne s’est pas passé comme cela car après avoir réclamé la couronne du prince Riri à Vandersteen, il a bien entendu demandé à Jacobs l’Espadon, en refusant le dessin en couleur. Abasourdi, Jacobs a grommelé en se penchant vers sa mallette : « L’Espadon ! L’Espadon … Heu, je vais voir. » Et il a tiré de son attaché-case un album de l’Espadon et a commencé à dessiner en copiant sur son livre. Etant donné que cela durait, le cortège est arrivé à ma hauteur. Le jeune prince m’a demandé la tiare d’Oribal, que j’ai dessinée en quelques instants, puis à Cuvelier un cheval, que celui-ci a exécuté de manière magistrale, d’un seul trait, en commençant par la queue … Une demi-heure plus tard, alors que nous en étions aux petits fours, Hergé est venu me voir et m’a dit : « Regarde, le pauvre Edgar est perdu dans son Espadon ! » En effet, le malheureux était toujours à la même place en train de copier son célèbre avion. Il n’en finissait pas. Devant ce spectacle, j’ai fait remarquer à Hergé que l’ami Paul avait dessiné un cheval de manière sensationnelle, ce, à quoi il a répondu : « D’accord, mais dans cinquante ans, Cuvelier ne sera peut être pas considéré comme un grand auteur de bande dessinée alors que l’ami Edgar sera jugé comme un grand bonhomme. »

 

Il y a environ 40 ans que ces événements se sont déroulés et, même si Cuvelier n’est pas complètement oublié, les lecteurs actuels semblent donner raison à Hergé. Je ne pense pas, comme pourrait l’insinuer cette anecdote, que Jacobs était un dessinateur limité par une technique insuffisante. Il existe d’ailleurs des témoignages, comme celui de Viviane Quitelier, qui affirment le contraire. Dans la biographie de Benoit Mouchard et François Rivière  (La damnation d’Edgar P. Jacobs, page 224), elle déclare que « son coup de crayon était extraordinaire, pour faire un croquis, sa main allait très vite, les traits étaient exécutés très légèrement, avec souplesse, en repassant plusieurs fois, tout en variant quelque peu la forme, un peu allongé ou un peu plus rond. En revanche, lorsque le dessin prenait forme sur la planche, le mouvement de la main devenait beaucoup plus lent. Chaque trait était minutieusement dessiné, d’un seul geste, et avec beaucoup de maitrise. » Ce qui ralentit donc Jacobs, ce n’est probablement pas sa difficulté à dessiner, mais bien sa volonté farouche de transformer l’image, et de nous faire croire à quelque chose qui n’existe pas. On peut bien sûr évoquer son perfectionnisme insatisfait et sa recherche incessante du détail supplémentaire, destinée à amplifier l’impression de véracité, mais il y a surtout cette production d'une ambiance unique, de cet « hyperréalisme » que ses successeurs n’ont jamais vraiment retrouvé. Je pense ainsi qu’au cours de ces nuits entières pendant lesquelles il cherchait à terminer ses pages, il se produisait une alchimie de l'image.  En redessinant le geste d’un personnage ou en hésitant sur son coloriage, il affirmait son style propre et obtenait cette touche unique, cette image idéale qui devait correspondre à sa vision. Le génie d’Edgar P. Jacobs, c’est cette volonté inépuisable de redessiner la même scène jusqu’à ce qu’il lui ait imposé sa marque personnelle, et qu'il obtienne ce dessin emphatique et élégant, qui est à la fois une minutieuse reproduction du réel et un décalage malicieux de la vérité.

 

Aujourd’hui oubliée, cette case disparue a hanté mon enfance. Elle a d’abord nourri mes rêves, lorsque je relisais « l’album unique » et que j’espérai la contempler un jour au musée du Caire, de mes propres yeux. Elle est ensuite devenue une image fantôme, en ayant disparu de l’édition suivante du Mystère de la Grande Pyramide. Pendant des années, seule ma mémoire pouvait en reproduire l’aspect et je me demandai si, finalement, je ne l’avais pas imaginée. Plus tardivement, je l’ai retrouvée avec une certaine déception, parce qu’elle paraissait plus terne que dans mes souvenirs, et parce que je me rendais compte à quel point j’avais été naïf. Aujourd’hui, je me suis réconcilié avec cette image ordinaire qui m’apparait maintenant exemplaire du monde de Jacobs, de sa théâtralité trompeuse, de son discours scientifique construit sur de vieux rêves, de ses réflexions savantes qui conduisent à l’irrationnel, et de cette poésie qui nait de la banalité du détail.

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commentaires

P
Je l'ai reçu à l'instant ! L'exemplaire est en excellent état et je suis très content !
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R
Si je n'avais pas déjà retrouvé cette fameuse image dans le livre de Claude le Gallo, je me serais peut être mêlé à cette enchère.<br /> Le prix aurait été encore plus haut ;-)
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P
Et ce qui est amusant Raymond, c'est que je l'ai acheté à un suisse pas très loin de chez toi ;)
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P
164 euros au final mais cela me rappelait tellement mon enfance que j'ai succombé à la tentation...
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R
Alors, tu es un collectionneur heureux. Je t'envie. Etait-il très cher ?
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