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2 juillet 2008 3 02 /07 /juillet /2008 18:48

Une des meilleures choses qui soit survenue pendant les années 90, c’est bien l’irruption d’une bande dessinée faite pour les adultes.

 

Pendant longtemps, ce terme de BD adulte a gardé une connotation salace, en désignant des histoires érotiques ou violentes, susceptibles d’être soumises à une certaine censure. En y repensant, ces oeuvres « osées » étaient pourtant de nature infantile, même si on peut admettre que les expériences graphiques de Crepax ou les délires scatologiques de Gotlib contenaient une recherche sincère. On sait aujourd’hui que ce qui caractérise la BD adulte, c’est tout simplement un ton, des préoccupations et un contenu qui n’intéressent que les adultes, sans qu’il y ait nécessairement une injure à la morale. Dès les années 70, quelques auteurs occupèrent ce genre adulte en se consacrant à des recherches graphiques sophistiquées et en dédaignant le récit traditionnel, mais cette rigueur créa un clivage entre la BD de divertissement (considérée comme infantile) et les œuvres adultes (considérées comme élitistes et incompréhensibles).

 

L’apparition des « indépendants »  a favorisé la création d’œuvres adultes, lisibles et évidentes qui recherchaient autre chose que le plaisir primitif de la transgression. Cet autre message a utilisé des formes traditionnelles comme le roman graphique, l’histoire humoristique, l’analyse psychologique, la recherche formelle ou l’essai critique, mais aussi des genres nouveaux pour la BD comme le jeu sémiotique (par exemple ceux de l’OUBAPO) ou l’autobiographie. Les dessinateurs de l’Association, et parmi eux Lewis Trondheim, ont joué un rôle prépondérant dans cette éclosion.

 

C’est en 1996, je crois, que j’ai découvert Lewis Trondheim dans une bibliothèque municipale. J’avais l’habitude d’emprunter des livres que je ne connaissais pas, en partie justement pour découvrir ces nouveaux auteurs adultes. J’ai trouvé dans un bac un curieux livre, intitulé Approximativement, avec la couverture suivante.

 

Une fois rentré chez moi, je me plongeais dans ce livre inconnu. Les images me montraient un univers citadin, peuplé d’animaux anthropomorphes, dans lequel Lewis se représente avec une tête d’aigle. Il est dans le métro et semble d’humeur maussade.

 Il arrive dans un restaurant où l'attend son amie (Brigitte Findakly).  Elle est accompagnée d’un religieux qui vient de l'Irak.


 
La conversation porte sur la famille de Brigitte et sur l’Irak. Un vendeur de fleurs s’approche, et cela énerve Lewis.

Le lendemain (ou un autre jour), Lewis discute avec Jean-Yves Duhoo dans l’atelier Nawak. Il lui montre quelques pages de La Mouche, une nouvelle série qu’il espère publier au Japon. Il est contrarié car les Japonais exigent qu’il modifie l’apparence de son personnage, qu’il la rende plus mignonne.  Après cette conversation, le rêve se mêle à la réalité, et la mouche s’envole de la planche à dessin.  Elle traverse l’atelier où l’on distingue les dessinateurs qui y travaillent, à savoir Tronchet, David B et Stanislas.

 Puis Lewis est emporté dans un monde imaginaire. Il se retrouve devant un tribunal et est accusé de mégalomanie.  Jusqu’où ai-je continué dans ma lecture à cette époque ? Je ne me souviens pas exactement, mais j’ai dû lire 50 à 60 pages avant que le livre ne me  tombe des mains. Je ne comprenais pas l’intérêt de tout cela, et j’ai rendu l’album peu de temps après sans me poser d’autre question.

 

Un an après, j’achetais chez un soldeur l’album Pitchenette (de la série Lapinot) et cette petite histoire parisienne me captiva rapidement. Je recherchai alors d’autres livres de  Lewis Trondheim, et la lecture de Slalom, puis de Walther accentua mon intérêt. Après quelques hésitations, je retournai emprunter « l’approximative autobiographie » et en seconde lecture, j’appréciais avec plus de facilité ce mélange subtil de réel et d’imaginaire, cet humour pince sans rire, et ce talent de conteur.

 

Le premier intérêt de cette autobiographie est bien sûr de découvrir la réalité quotidienne du petit monde de la BD. Lewis évoque ses pensées du moment de même  que l’élaboration de son œuvre, mais il nous présente aussi toute une époque de l’atelier Nawak, ainsi que les membres de l’Association.

 

Il faut se livrer à plusieurs recoupements pour reconnaître les personnages qui vivent autour de Lewis. Si quelques-uns se présentent (avec leur prénom et leur masque animal) dans la savoureuse postface de l’album, il m’a fallu utiliser d’autres sources pour identifier certains dessinateurs. Le site officiel de Lewis contient quelques photos de l’atelier Nawak, et une d’elles nous présente les occupants de l’atelier en 1994, ce qui est aussi l'année de publication des derniers numéros des Aproximate Continuum Comics (fascicules reliés ensuite dans l'album qui nous intéresse). Jean-Christophe Menu nous aide également, car il a dessiné dans le numéro 2 de Mune Comix un plan des occupants de l’atelier en juillet 1993.

Ce plan permet de faire quelques déductions, car les mêmes personnes se retrouvent dans cette image de la planche 36 (qui est contemporaine du schéma de Menu).

Cet exercice apporte toutefois quelques surprises, car il se passe 18 mois entre le début et la fin de l’album, et les dessinateurs changent pendant le même temps. Lewis nous donne par ailleurs peu de repère sur le temps qui passe. Le lecteur  retrouve ainsi de nouveaux occupants dans l’atelier à la planche 119, cette séquence se déroulant en 1994. Dans le dernier strip de cette planche, on retrouve Lewis et Brigitte dans la vignette de gauche, alors que dans l'image de droite, on découvre Christophe Blain et Emile Bravo derrière Lewis.  

Sinon, de multiples dessinateurs ont travaillé à l’atelier  Nawak (devenu l’atelier des Vosges en 1995) et cette chronologie est compliquée. Dominique Herody, un des fondateurs de l’atelier, a bien résumé dans le numéro 8 du magazine 9eArt l'histoire de ce studio qui reste toujours actif.

 

A côté de ce jeu d’identification, il y a la question cruciale du rapport à la réalité. En apparence, Lewis nous raconte tout : ses pensées intimes, des événements familiaux, les conversations avec ses collègues ou le fonctionnement de l’Association. Les faits semblent rapportés avec une certaine exactitude, mais est-ce que tout cela représente la vérité. Dans la postface (qui donne la parole aux amis de Lewis), Killofer estime que ce n’est pas le cas. Reprenons son commentaire: «  de tous les propos que j’ai pu lui tenir, Lewis a délibérément choisi de ne retenir que les plus insignifiants. Pourquoi ? Mais parce que Lewis n’est pas du tout intéressé par la vérité ! » Cette considération est indirectement confirmée par Lewis lui-même, car il précise dans la même postface que son « idée était d’intercaler des fictions et des gags avec des morceaux de vie réelle », mais « au bout du compte il n’y a quasiment que de l’autobiographie ». Approximativement est donc un récit subjectif et une reconstruction du réel plutôt qu'une oeuvre de mémoire, et cela explique pourquoi certains événements majeurs survenus pendant cette période (son mariage ou la naissance de son fils) n'y sont pas mentionnés. Ce livre reste tout de même un témoignage précieux sur l'ambiance qui régnait aux débuts de l'Association.

 

Lewis souhaitait dès le départ faire de l’humour dans cette chronique du quotidien, mais ce trait n’est pas aisément perceptible en première lecture. Il met en scène de façon ironique ses collègues de l’atelier, et il raconte une savoureuse scène de réunion de l’Association au domicile de Lewis. On y découvre un Jean-Christophe Menu alcoolisé qui fait un esclandre et qui souille le visage de ses collègues avec une brosse à WC. Cet épisode se termine par la constatation que ce soir-là, « on a même décidé de changer la structure de l’Association pour créer une société ». Cette ironie est inhérente au comportement de Lewis dans la vie, et ce regard caustique s’exerce le plus souvent au dépend de lui-même. C’est ainsi qu’il se critique, expose ses contradictions et dédouble même son propre personnage pour mieux illustrer l’affrontement du surmoi moralisateur et de l'être intime qui lutte pour se libérer.

Est-ce de l’humour ou une simple autocritique féroce ? L’un et l’autre assurément, mais il n’est pas toujours simple de percevoir l’humour derrière la conscience judéo-chrétienne omniprésente. L’humour de Lewis se manifeste souvent cependant, grâce à la résurgence d’impulsions enfantines ou de petits plaisirs triviaux, et on peut supposer que ces gags représentent pour Lewis une manière de contourner les interdits

 

La question du rapport à l’enfance a déjà été commentée par certains critiques. Dans Approximativement, aussi bien que dans ses interviews, Lewis considère de façon négative cette période de son existence. Il se limite à raconter deux bêtises de sa jeunesse qui semblent bien anecdotiques, et qui dessinent en creux l’image d’un enfant sage et conventionnel. Cette enfance oubliée découle probablement des contradictions internes de Lewis, et elle devient un symptôme révélateur. L’enfance, ce n’est pas seulement le temps de l’innocence et des plaisirs simples, mais aussi l’âge des jeux. Lewis n’est pas à l’aise lorsqu’il joue et il se sent même coupable.

Etrange culpabilité, car ce dessinateur qui se traite de paresseux va produire une centaine d’œuvres en en près de 15 ans. Ce paradoxe cache bien sûr une logique profonde, liée au sentiment du devoir, et elle se renforce par une culpabilité due à l'angoisse et au perfectionnisme.

Ce trait de caractère tourmente Lewis qui finit par demander l'avis de Brigitte. La réponse de son amie semble apaisante, mais en fait, elle ne dément pas les craintes de Lewis.

Cette jolie scène de rue montre par ailleurs la liberté que peut adopter Lewis dans la représentation des décors. Il faut relever qu'il n’a jamais revendiqué la supériorité de son dessin, mais il possède une technique personnelle et efficace. La constitution de son style s'est faite grâce à un étonnant processus, puisqu’il prétendait ne pas savoir dessiner à la fin des années 80, et qu'il a réalisé une histoire de 500 pages (les fameuses Carottes de Patagonie) en guise d’apprentissage. En 1993, ayant acquis la maîtrise de son métier après ce travail gigantesque, Lewis attaque les fameux Aproximate Continuum Comix, qui sont la source de cet album. Il choisit pour cette oeuvre un dessin animalier et cela peut surprendre, mais une confidence de Lewis nous fournit une explication.

 

Le style de Lewis est né d’une longue pratique, mais il existe aussi un héritage culturel. Les images de Carl Barks (et probablement de Floyd Gottfredson) ont meublé son enfance, et l’apparition d’animaux anthropomorphes dans ce journal dessiné découle d’une logique toute simple.

 

Cette caractéristique du dessin me ramène vers mes difficultés initiales à comprendre ce livre. Approximativement associe dans le fond un récit adulte et introspectif  à un dessin codifié, enfantin et animalier. Je ne savais que choisir au départ entre ces deux tendances, et j'étais irrité de ces signaux contradictoires. J’avais tout simplement oublié cette propriété de la BD à créer son univers propre, à mi-chemin du réel et de l’onirique, et ce pouvoir de suggérer des significations multiples. L’incursion du drame dans un univers animalier avait été utilisée auparavant par Art Spiegelman (dont Maus  représente le chef d’œuvre emblématique de la BD) et on peut penser que les possibilités artistiques de cet effet sont innombrables. Aujourd’hui, après plusieurs lectures d’Approximativement, j’apprécie les multiples facettes de cet album qui me semble d’une simplicité lumineuse. Et puis, pour contredire Killofer, j’aime cette savante façon  de laisser des vides dans le récit, de ne jamais préciser où se trouve l’essentiel, et surtout de nous dévoiler cette subjectivité confondante qui domine toutes les expériences de notre vie.

 

 Approximativement est peut-être le chef d'oeuvre de Lewis Trondheim mais sa production est vaste et diverse, parsemée d'essais graphiques surprenants ou de séries commerciales à succès. Sa veine autobiographique s'est poursuivie dans d'autres séries telles que les Aventures sans Lapinot, les Carnets de voyages ou les Petits Riens, et il existe une jolie étude faite sur ce sujet par D. Turgeon. Les collectionneurs frénétiques pourront aussi visiter le site des formidables aventures de Lewis Trondheim qui répertorie son abondante production dans les journaux, souvent inédite en album. Les lecteurs qui auront été déçu par cette petite chronique pourront trouver une savante dissertation sur Approximativement dans le webzine Du9  et ils ne seront pas déçus, car il faut relire plusieurs fois cet article avant d'en saisir toute la substance. Et puis, j'encourage tous ceux qui ne lisent pas Lewis Trondheim (y en a-t-il encore ?) à s'aventurer hardiment dans la découverte de son oeuvre qui devient monumentale, et qui représente une des plus belles aventures artistiques de ce début de siècle.

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24 juin 2008 2 24 /06 /juin /2008 08:13

J’aime les mises en abyme, et cette magie qui apparaît lorsqu’un  média se retourne sur lui-même. Le cinéma n’est jamais aussi bon que lorsqu’il raconte le cinéma, et il en est parfois de même pour le théâtre. Dans le cas de la bande dessinée, ce type de travail est plus rare, et les premiers exemples qui me viennent à l’esprit sont les petits chefs-d’œuvre de Chaland, en particulier sa biographie de Jijé et son histoire du journal de Spirou. Il y a eu ensuite d’autres oeuvres moins remarquables jusqu’à l’événement qu'a été la sortie des Aventures d’Hergé, dessinées par Stanislas en 1999. Cet album utilisait avec finesse la puisance d'évocation de la BD, et sa capacité à créer une ambiance unique. Plus récemment, d’autres auteurs ont exploité avec bonheur la même veine, en particulier Serge Clerc avec le Journal (histoire de Métal Hurlant) ou Florence Cestac avec la Véritable histoire de Fututopolis. J'espère que le processus ne s’arrêtera pas là.

 

Plutôt que de commenter l’album bien connu de Stanislas, il m’a paru plus original de remémorer une œuvre ancienne de Joost Swarte qui raconte les débuts d’Hergé. Ce récit fictif illustre le concept de « ligne claire » en même temps qu’il joue sur les références, et dévoile diverses facettes esthétiques, parodiques, intellectuelles ou historiques. On le trouve dans l’album Swarte  publié en grand format (30x40 cm) par Fututopolis en 1980.

 

En 1927, Hergé (qui n’est encore que Georges Rémi) vient d’être engagé par le Vingtième Siècle comme reporter photographe et dessinateur. Il dessine déjà Totor dans le Boy Scout belge, mais il cherche encore sa voie et envisage d’être journaliste.

Le récit de Swarte commence dans les locaux du journal, peu avant le bouclage du numéro quotidien. Le rédacteur attend avec impatience des images que doit lui amener le jeune Georges  Rémi.

 

Le jeune journaliste rentre vers Bruxelles à bord d’un avion Fokker. Il est fasciné par la mécanique de l’appareil.

 

Georges explore avidement l’avion, et se fait inviter dans la cabine de pilotage, où il commet quelques gaffes.

Dès l’atterrissage de l’avion, il est accueilli avec impatience par l’envoyé du journal.

 

De retour à la rédaction, Hergé propose à l’abbé Wallez un reportage sur l’avion Fokker. L’idée semble excellente, et va lui permettre se sortir de sa condition de dessinateur pour enfants.

Mais on apprend aussitôt qu’un Fokker vient de s’écraser en tuant son équipage. L’abbé Wallez abandonne alors le projet, et impose à Hergé de reprendre son travail de dessinateur.

Tout penaud, ce dernier quitte le bureau du rédacteur en chef avec une mine résignée. Il va bientôt se consacrer à Tintin.

 

La première chose que l’on apprécie est bien sûr l’intelligence narquoise de cette histoire. Si l’avion Fokker ne s’était pas écrasé, l’abbé Wallez aurait accepté l’article et Georges Rémi serait devenu journaliste plutôt que dessinateur du Petit Vingtième. Mais derrière ce jeu intellectuel, il y a un charme imperceptible et une fascination d’autre nature. S’agit-il de l’impertinence cachée derrière l’hommage, de la révélation d’une certaine vérité, d’un décalage dans la signification des images, ou de l’enivrante liberté qu’utilise Swarte pour composer son histoire. Il nous montre un jeune homme plein d’illusions, aux ambitions modestes, fasciné par la modernité, et ce portrait imaginaire semble d’une justesse surprenante. Ce regard acide sur le maître de la BD se manifeste par exemple dans la dernière image du récit.

 

Le récit oscille entre le sérieux et l’humour, et Swarte revendique aussi bien l’un que l’autre. L’humour et l’ironie du regard semblent être l’intention première, mais la fascination qu’exerce Swarte vient du fait qu'il prolonge l’art d’Hergé tout en détournant ses codes graphiques. Il montre une grande habileté à retrouver la vérité d’une époque (l’entre deux guerres en Belgique) et à tracer un portrait psychologique. La morale catholique qui imprègne Tintin est remplacée par une neutralité critique et le récit trouve des significations surprenantes. Swarte nous propulse dans un monde adulte et politique qui se situe aux antipodes de l'esprit Tintin, mais par un curieux paradoxe, il nous ramène étroitement à Hergé. La dureté de son regard nous dévoile une réalité généralement occultée par les biographes habituels.

 

Plus je relis ce récit, et plus il me semble que loin de faire une parodie, Swarte nous montre le véritable Hergé, ou du moins la réalité de sa situation en 1927. Cette anecdote inventée contient plus de vérité que les analyses officielles, mais le message est encore plus subtil, car l’auteur aime dissocier le message du texte et l’hommage visuel. Il utilise ainsi cette faculté de la BD à délivrer des significations contradictoires, et compose un habile mélange de réalisme et d’imaginaire. On peut donc relire de façon différente cette histoire qui associe l’hommage intelligent (à un auteur), la critique morale (d’une certaine bourgeoisie), la reconstitution nostalgique (de la vie d’une époque) et un regard caustique (sur une légende artistique).

 

Cette multiplicité des significations s'explique principalement par le dessin. Swarte est fasciné par la « ligne claire » dont il explore toutes les possibilités créatives. C’est pourquoi les vignettes du dessinateur hollandais changent souvent de sens et jouent avec certaines références graphiques. On  retrouve ainsi d’image en image la recherche passionnée d’un « design », la reconstitution acide d’une réalité médiocre, la composition amusée d’images théâtrales ou le plaisir simple de raconter. Ce feu d’artifice dynamite la signification première du récit et autorise toutes les lectures et toutes les audaces d’interprétation. La ligne claire devient une recherche esthétique pure plutôt qu’une technique de récit, et les images de Swarte s’imposent pour leur propre plaisir contemplatif.

Malheureusement, cette fascination pour le dessin et le style a conduit  Swarte à s'éloigner du monde de la bande dessinée. A partir des années 80, il a diversifié son activité de graphiste dans toutes les directions. On peut découvrir dans son site une étonnante bibliographie qui recense de multiples illustrations (livres, disques, timbres) ainsi des oeuvres publicitaires, des affiches, des fresques, des vitraux, divers objets, des expositions  et même un projet architectural (esquisse du Tonelschuur à Harlem en 1998). Cet artiste prodigieux semble désormais perdu pour  la BD, mais sait-on jamais, peut être retrouvera-t-il un jour l'envie de raconter des histoires, et de nous faire découvrir d'autres mystères de la Ligne Claire.

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18 juin 2008 3 18 /06 /juin /2008 00:11

Will Elder est mort récemment, et cette disparition a été signalée dans la presse par quelques commentaires discrets. Ce dessinateur a réalisé quelques-unes des plus belles planches de l’histoire de la BD, et son style a fortement influencé plusieurs dessinateurs comme Wolinski (à ses débuts), Pétillon (lui aussi à ses débuts) ou Gotlib (pendant toute sa carrière). On connaît de lui sa participation à MAD pendant les années 50 et sa longue complicité avec Harvey Kurtzman, mais il n’a été que tardivement traduit en France où il reste un peu méconnu.

 

C’est grâce au mensuel CHARLIE que j’ai pu lire pour la première fois Goodman Beaver. En découvrant cette œuvre étonnante où chaque image multiplie les gags visuels, j’ai réalisé qu’il n’y avait pas que les auteurs franco-belges dans le monde de la BD. Par la suite, j’ai découvert que toute l’œuvre d’Harvey Kurtzman méritait de figurer au panthéon du Neuvième  Art.

 

Pour comprendre la genèse de Goodman Beaver, il faut remonter en 1956, lorsque Kurtzman quitte MAD (et l’éditeur Bill Gaines) pour fonder une nouvelle revue nommée TRUMP. Ce magazine luxueux, auquel participaient la plupart des dessinateurs de MAD, n'a connu que deux numéros avant que l’éditeur Hugh Hefner interrompe sa publication pour des raisons de coût. En 1957, Kurtzman et son équipe lancèrent avec leurs économies le journal  satyrique HUMBUG, mais 11 numéros seulement parurent avant que l’entreprise ne fasse faillite. Kurtzman connut alors un passage à vide , puis il obtint en 1959 un contrat avec Ballantine pour éditer une BD en livre de poche. C’est sous cette forme (inhabituelle pour l'époque) qu'a été publié le « Harvey Kurtzman’s Jungle Book ». Ce recueil présentait quatre histoires satyriques situées à différents moments de l’histoire américaine. Elles ont été traduites en français et  éditées par le journal Charlie Mensuel pendant les années 70, puis trois de ces récits ont été  repris ensuite dans l’album C’est la Jungle (aux éditions du Square).  En 2004,  la totalité des 4 récits est rééditée en moyen format chez Albin Michel.

 

Une des récits du « Jungle book » s’intitule le bureaucrate au costume de flanelle grise, et c’est là qu’apparaît pour la première fois Goodman Beaver. C’est  l’histoire d’un jeune américain naïf et enthousiaste qui est engagé par une société d’édition américaine et dont la bonne nature est progressivement corrompue lorsqu’il adopte le fonctionnement et les règles de l’entreprise. Cette satire s’inspire manifestement d’expériences personnelles de Kurtzman, et le portrait de l’éditeur semble calqué sur Hefner lui-même.

 

En 1960, Kurtzman lance un nouveau magazine nommé HELP.  Ce journal satirique contenait en fait peu de bandes dessinées, mais il a permis à de nombreux jeunes dessinateurs de publier leurs premières planches (comme Robert Crumb, Skip Williamson ou Gilbert Shelton). C’est dans ce journal que Kurtzman a relancé Goodman Beaver en confiant le dessin à Will Elder. Cinq histoires sont parues entre 1961 et 1962, et elles représentent un moment magique de la bande dessinée. Quatre de ces récits ont été traduits dans Charlie Mensuel, et il s’agit dans l’ordre de Goodman meets T*rz*n  (7 pages dans le N° 81), Goodman Underwater (12 pages dans le N° 84), Goodman meets S*perm*n (9 pages dans le N° 71) et Goodman gets a Gun ( 5 pages dans leN° 63). Un cinquième récit, intitulé Goodman goes Playboy  est resté inédit en français pour de sordides raisons juridiques. Cette histoire reprenait des personnages de la BD américaine Archie, de manière caricaturale bien sûr, et les responsables d’Archie Comics attaquèrent Help pour une violation de copyright. Pendant le procès qui s’ensuivit, l’éditeur Warren ne chercha pas à défendre Kurtzman, et les auteurs perdirent tous leurs droits sur le récit. Il devint ensuite impossible de le rééditer, et c’est pourquoi Kitchen Sink ne réédita en 1984 que 4  histoires de Goodman Beaver dans un bel album broché (qui n’a pas eu de version française).

 

Pendant 40 ans, Goodman goes Playboy devint un récit légendaire et inaccessible à tout ceux qui ne possédaient par le numéro 13 de HELP. En 2003 toutefois, un admirateur de Kurtzman découvrit que les éditeurs d’Archie avaient oublié de renouveler leur copyright. Le récit retombait d’office dans le domaine public, et on le réédita aussitôt dans un fanzine, puis dans The Comics Journal N° 262, avant d’être diffusé sur le Web en format PDF (à cette adresse). Voici maintenant quelques extraits de cette aventure.

 

Après un voyage en Europe, Goodman Beaver retourne dans sa ville natale où il retrouve quelques amis d’enfance. Ils se nomment Archer (qui est en fait Archie), Joghead (alias Jughead) et Veromica (alias Veronica).

 

Goodman pense que ses amis sont restés les mêmes, qu’ils boivent des milk-shakes et parlent toujours de football, mais le monde a changé. Ils s’intéressent surtout à l’alcool et aux femmes.

 

Archer invite Goodman dans sa voiture, et Veromica les accompagne. Goodman suppose qu’ils sont mariés, et Archer le détrompe. Veromica réalise qu’elle n’est qu’un objet sexuel et s’enfuit en larmes.

 

Archer emmène son ami dans une « party » qu’il a organisé, et nous découvrons une véritable bacchanale que Will Elder dessine à merveille. Le naïf Goodman ne comprend pas d’emblée où il  se trouve.

 

Archer propose à Goodman de belles jeunes femmes pour se divertir, mais notre héros ne rêve que d’écouter la radio ou de relire ses livres d’étudiant.

 

Puis Goodman s’interroge. Comment Archer a-t-il obtenu l’argent nécessaire pour organiser une telle soirée ? Archer emmène Goodman dans la cave, et lui révèle son secret : il a vendu son âme au diable !

 

Le délai de vie accordé à Archer étant terminé, ce dernier disparait dans les flammes de l’enfer, et l’incendie qui en résulte détruit la maison. Le lendemain, Goodman retrouve ses autres amis dans un bar, et leur explique sa terrifiante découverte. Archer est mort parce qu’il a vendu son âme. C’est alors qu’un étrange personnage intervient.

 

C’est le diable, et il tient dans sa main une petite bouteille ou se trouve la silhouette d’Archer. Toute l’assistance semble terrifiée, mais …

 

... tous veulent obtenir la richesse et la puissance, et une queue se forme en face du diable pour signer avec lui le même pacte mortel (j'aime beaucoup les personnages qu'Elder ajoute à l'extrémité de la queue).  Goodman s’interroge sur ce qu’il doit faire. Va t-il signer ou non ? 

 

L’humour féroce et irrespectueux de ce récit illustre à merveille la nature de Goodman Beaver qui est « un idiot adorable, optimiste et philosophe » selon Harvey Kurtzman. Ce personnage est un Candide moderne qui contemple de façon naïve les travers de la société américaine. Dans une lettre à Hefner, Kurtzman définissait ainsi son projet : «  la raison d’être de Goodman Beaver est que je voulais un personnage qui pût être ridicule et en même temps sage, naïf et pourtant moral. Il participe innocemment au mal tout en épousant le bien. De cette façon je peux traiter simultanément des faiblesses et des idéaux ». Le projet de Kurtzman n’était donc pas de faire une simple BD d’humour, mais plutôt de composer une satire avec une arrière pensée moraliste. Derrière une apparence heureuse et une façade saine, il existe une Amérique avide et prête à tout pour acquérir l’argent et le pouvoir, et Kurtzman dénonce cette réalité à travers la candeur de son héros.

 

La mise en image de ces histoires doit beaucoup à Kurtzman qui ne se contentait pas de faire un simple scénario. Il élaborait pour chaque histoire des crayonnés avancés et une mise en page très détaillée. Will Elder y ajoute toutefois une touche unique, car il ne se contente pas de mettre au propre le dessin et l’encrage. Etant lui aussi un boute-en-train et un humoriste accompli, ce dessinateur ajoute de multiples gags visuels au story-board initial de Kurtzman. Il faut relire plusieurs fois ses planches pour découvrir tous les détails humoristiques qu’il ajoute à l’arrière plan, que ce soit les nombreux personnages secondaires à l’allure débridée, les éléments loufoques du décor ou les multiples pancartes ou affiches au contenu délirant. Elder surcharge souvent son dessin avec ces détails farfelus, qui esquissent parfois de petites intrigues parallèles au récit principal. Cette richesse graphique a justement fasciné ses contemporains, car le dessinateur bonifie le scénario de Kurtzman.

 

La carrière de Goodman Beaver a été brève puisqu’elle s’est terminée après les 5 récits de  HELP. Kurtzman souhaitait publier son travail dans un journal à grand tirage pour résoudre ses ennuis financiers et il a longuement négocié avec Hugh Hefner une reprise de la série dans PLAYBOY. Un accord est trouvé en 1962 pour créer une série similaire à Goodman Beaver dont le contenu serait plus érotique. Cette équation toute simple ( Goodman + sexe) allait donner naissance à Little Anny Fanny, et cette oeuvre apporta à Kurtzman et Elder un confort matériel en même temps qu'un certain succès. Cette série gardait l’esprit satyrique de Goodman, mais il faut admettre que l’objectif moral initial s’est perdu au fil des années. D’une certaine manière, Harvey Kurtzman a lui aussi vendu son âme au diable.

 

En France, Goodman Beaver reste un chef d’œuvre méconnu que les connaisseurs retrouvent  avec plaisir dans certains vieux journaux. Il faudrait maintenant un traducteur avisé et un éditeur intelligent pour donner à cette série la réédition intégrale qu’elle mérite.

 

Un éditeur intelligent ... voilà voilà ...  mais il doit bien y en avoir un ou deux dans la francophonie !

 

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13 juin 2008 5 13 /06 /juin /2008 00:09

Parlons maintenant de cette image de Gaston, qui est particulièrement réussie. Elle est au milieu de la planche 675, que l’on trouve dans le Géant de la gaffe.

 

Cette image est intéressante par son dynamisme, et reflète ce qu’on pourrait appeler la deuxième époque de Franquin. Le dessin est plus fouillé et nerveux que celui des années 50, et chaque image frappe par son énergie, mais il n’y a pas ce mouvement naïf qui emmène le lecteur d’une vignette à l’autre. Le plaisir de regarder est différent, et tourne autour de la recherche des gags, qui sont multiples, ou de la contemplation de certains détails particulièrement réussis du dessin.

 

Il existe beaucoup d’autres pages dans lesquelles Franquin exploite les possibilités humoristiques du football.  Regardons la planche 3 de Modeste et Pompon, qui date de 1955.

 

Modeste traverse le terrain en contrôlant avec le ballon, et Franquin représente tout cela avec un simple mouvement linéaire. Les jongleries de Modeste me semblent peu réalistes et moins convaincantes que les déplacements de Valentin Mollet, mais ce n’est manifestement pas la préoccupation du dessinateur. Ce qui compte, c’est le gag final.

 

Franquin a souvent été inspiré par le football, et particulièrement avec Gaston. Voici par exemple une partie de la planche 789, publiée en 1973.

 

Chaque dessin est détaillé de façon minutieuse, et l’auteur multiplie les détails bien observés. L’humour est présent à chaque vignette, de façon verbale bien sûr, mais aussi visuelle (j’adore les canards qui barbotent dans la mare à côté de Gaston). Le gag final est assez fin, mais le football n’est devenu qu’un prétexte. Cette page met en scène le petit monde de la rédaction Dupuis, et le terrain de football n’est qu’un lieu parmi d’autres pour développer un comique de situation. Le sujet principal est l'affrontement permanent entre Gaston et le monde réel.
 

Dans la planche n° 740, publiée en 1972, Gaston est à nouveau le gardien de l’équipe. Cette position plait manifestement à Franquin qui peut imaginer de multiples catastrophes. Les coéquipiers sont d’emblée inquiets.

 

Contrairement à l’exemple précédent, Gaston commet une vraie gaffe. Il se met à cuisiner à côté de ses buts (d’ailleurs, ce n’est peut être pas mauvais, le cabillaud à l’ananas …) et puis il oublie son réchaud qui finit pas dégager une épaisse fumée.

J’avoue que le gag ne m’avait pas fait rire lors de sa sortie dans le journal Spirou, mais à la relecture, il est plutôt savoureux. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de l’humour de Franquin que d’éviter les gags prévisibles. Le dessinateur imagine souvent une issue improbable, voir même grotesque, et l’humour naît de la disproportion entre la cause et les effets, en s'accompagnant souvent d'une certaine poésie.

 

Parfois, les gags sont plus simples, en particulier dans les chroniques de la rédaction (qui sont généralement écrites par Delporte). C’est ainsi qu’en 1972, dans le numéro 1808 du journal Spirou, Franquin dessine quelques belles illustrations pour Un match qui nous a marqué. Gaston y est bien sûr gardien de but, et la punition est cette fois sévère pour son équipe qui perd par 15 à 1 (Prunelle étant expulsé après avoir boxé son propre gardien). Au départ, Gaston a des problèmes de casquette.

 

Puis la pluie se met à tomber, et Gaston ouvre tout naturellement son parapluie.

Relevons qu’il ne prend pas de but dans cette position, et qu’il arrête même le ballon avec son parapluie. L’arbitre décide toutefois que le ballon a été arrêté irrégulièrement, et accorde un penalty à l’équipe adverse.

 

Par la suite, les gags se succèdent, mais ils ne sont pas tous dessinés par Franquin. On retrouve une belle image de tir au but, alors que Gaston essaie d’attraper sa casquette emportée par le vent.

 

Toutefois, dans cette simple suite de gags, le football n’est plus qu’un moyen utilitaire parmi d’autres. Au fonds, la période Gaston ne me fait pas oublier les images bondissantes et naïves de Spirou, ni le plaisir simple qu’elles procurent. Lorsqu'il faut évoquer le génie de Franquin, je reviens toujours à cette magnifique planche des Voleurs du marsupilami.

 

A la fin de tout cela, il me reste la question brûlante de départ (qui je le reconnais ne doit pas passionner les foules) : Franquin aimait-il le football ? Le dessinateur n’a jamais répondu à la question, mais j’ai peine à croire qu’il ait pu représenter la véracité de ces situations sans avoir puisé dans une expérience personnelle. Le football est devenu le sport vedette de toute la planète, et personne n’échappe à ce phénomène. Franquin, en véritable artiste, nous a restitué cet univers sportif avec fraîcheur et authenticité.

 

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10 juin 2008 2 10 /06 /juin /2008 08:50

Il est difficile pendant cette coupe d’Europe d’échapper à l’emprise du football. Pour ma part, je n’essaie même pas, car je suis un fan, et j’ai du plaisir à regarder certains matchs. Mais je reste aussi un lecteur de BD, et je  pense souvent à une des plus belles pages qui ait été dessinée sur le sujet. Elle a été faite par Franquin dans son histoire sur les Voleurs du marsupilami.

 

Franquin aimait il le football ? Je n’ai pas de réponse certaine, mais il est clair que ce jeu lui a inspiré plusieurs gags, en particulier pour Gaston. Dans l’album de Spirou, il ne fait pas d'humour, et il cherche plutôt à recréer l’ambiance du jeu. Pour cela, il nous dessine avec précision les mouvements d’une action collective qui aboutit à un but.

 

Rappelons le contexte : Spirou et Fantasio recherchent Valentin Mollet, l’homme qui a volé le marsupilami. Ils le retrouvent dans un pays étranger, où il est devenu l’attaquant vedette d’une équipe de football.

 

L’intrigue va s’arrêter pendant une page sur ce match de football. Spirou et Fantasio y assistent en spectateurs, et leur enthousiasme est communicatif. Aujourd’hui encore, je regarde cette page avec jubilation.

 

L’action qui amène à la réalisation du but est emportée par un mouvement irrésistible. Je trouve que cette page est une des grandes réussites de Franquin. Elle semble toute simple, mais sa réussite repose en fait sur l’utilisation d’une technique très réfléchie. Rappelons qu'à ses débuts, Franquin a longuement discuté avec Morris pour définir les règles du mouvement dans les BD, et il les utilise ici avec efficacité.

 

Commençons par la première bande, qui montre Valentin en train de dribbler un défenseur.

 

Remarquez la direction que prend le ballon. Il ne part pas vers la droite (sens de la lecture) mais il suit au contraire une trajectoire oblique dirigée vers le bas de la page. Traçons une diagonale à partir de la première image de la planche, et suivons cette ligne qui arrive en bas et à droite de la planche (selon le sens initial du ballon). On arrive vers cette image magnifique.

 

Remarquons au passage que dans cette image, Franquin « triche » avec les proportions. Il allonge en effet la jambe droite qui tire, et ceci accentue l’effet de mouvement. Mais la constatation la plus importante, c’est qu’il y a deux mouvements qui se complètent harmonieusement. Il y a d’abord le sens de la lecture, qui se fait de gauche à droite, et que Franquin respecte en faisant avancer son footballeur dans la même direction. A ceci s’ajoute un deuxième mouvement plus global, qui amène Valentin Mollet vers le bas de la page pour lui permettre de tirer au but. Cet effet est renforcé de manière très habile dans les deux bandes intermédiaires.

 

L’œil du lecteur suit un trajet en Z, et c’est également le mouvement que suit le ballon. Il part d’abord vers la droite (passe de Valentin), puis il est renvoyé vers le bas par l’autre joueur, avant de repartir vers la droite et le tir au but. Cela donne au lecteur l'impression que Valentin se déplace sur la page aussi bien que sur le terrain. Les deux mouvements se confondent, et c’est probablement le secret de l’impressionnante efficacité de ces images. Les dessins tout simples de Franquin construisent une parfaite illusion de mouvement qui transforment cette page en chef d’œuvre. La quatrième bande la conclut de façon remarquable.

 

Le ballon part avec violence dans les filets, et ce but soulève les spectateurs d’enthousiasme. Toute personne ayant assisté à un match de football a vécu ce double mouvement qui s’enchaîne, lorsque l’ensemble du public se redresse spontanément après l'entrée du ballon dans les buts. Franquin recrée cette succession avec simplicité, grâce au trajet de la balle qui semble se prolonger vers les spectateurs.

 

Je trouve que cette page illustre bien le génie de Franquin. Il y a d’abord une construction parfaite du dessin, car les positions du corps se fondent le plus souvent sur des croquis d’après nature. Franquin a par ailleurs cette faculté d'insuffler de l'énergie à ses personnages et de les saisir au milieu d'un mouvement qui parait naturel.  Il y a en plus une utilisation intelligente de l’espace et surtout cette capacité de penser l'image au-delà du cadre de la vignette. Le terrain dans lequel se déplacent les personnages est rigoureusement défini, et quelque soit l’angle avec lequel on le regarde, tout est minutieusement en place. Cette rigueur résulte probablement des années de formation de Franquin dans le studio CBA, comme le suggèrent Philippe Capart et Erwin Dejasse dans leur ouvrage très documenté.

 

Les auteurs y postulent que Morris, Franquin ou Peyo ont acquis grâce à leur passage dans le dessin animé une expérience particulière de la reproduction du mouvement. Ils estiment aussi que cette formation leur a donné l'habitude de visualiser l’action dans l’espace, et de déplacer leurs personnages dans un environnement soigneusement construit à l'avance. Ce souci de réalisme donne à leurs dessins une profonde cohérence, et de multiples planches démontrent leur savoir faire dans ce domaine. Franquin nous restitue tout cela, mais il crée parfois quelque chose en plus, car certaines suites d’images entraînent une fascination particulière et un mouvement irrésistible. Cette planche sur le football le montre à la perfection.

 

Dans son livre d’entretiens avec Franquin (Et Franquin créa Lagaffe), Numa Sadoul a essayé de le faire parler en détail de cette planche, mais comment bien souvent, l’auteur minimise la valeur de son travail. Voici l’extrait de cet entretien (page 109) :

Sadoul : Et nous en arrivons page 33 à un match de foot ...

Franquin : Regarde, j’ai mis la foule, et tu sais, il faut une certaine patience pour faire un truc comme ça. C’est d’ailleurs élémentaire, mais il faut le faire, et je l’ai fait avec une certaine efficacité.

Sadoul : Tu dis que tu n’es pas sportif, mais tu as toujours bien dessiné les actions sportives.

Franquin : Je suis trop paresseux pour être sportif. Mais j’ai dessiné un meilleur stade de foot dans une planche de Gaston … Voici, page 35, une chose que je ne suis pas capable de réussir : une belle affiche de cirque…

Numa Sadoul a donc remarqué cette page sur le football, mais Franquin se défile, et passe rapidement à autre chose. Il dénigre d’ailleurs son travail sur Spirou, et préfère évoquer une image de Gaston (qui est splendide il faut l'admettre) pour ne pas se déjuger. L’enthousiasme avec lequel il a dessiné cette page semble lui être devenu pénible, mais relevons qu'il tient ces propos après avoir traversé une longue période de dépression. Le créateur n’est donc pas toujours le meilleur juge de la qualité de son œuvre.

 
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5 juin 2008 4 05 /06 /juin /2008 19:41

Il est devenu de bon ton dans certains forums de dédaigner Hugo Pratt. Ce ne sont généralement pas des critiques précises, mais des formules lapidaires du genre « je n’y comprends rien » ou « je ne capte pas », ou d'autres choses totalement fuyantes et sans appel.  Et ça m’énerve !

Comment des lecteurs de BD peuvent-ils ouvrir ses livres en ignorant superbement son style, son élégance, et l’intelligence de ses récits. Tout semble pourtant si simple, et si évident !
  Comment leur expliquer?  

Essayons de reprendre cela au début, en racontant ma découverte du monde de  Pratt.

 

C’est en 1973, en me promenant dans le marché aux puces de Genève, que j’ai découvert mon premier livre de Corto Maltese. Je connaissais un peu Hugo Pratt, car il publiait déjà ses Scorpions du Désert dans le journal Tintin. J’appréciais peu cette histoire de guerre, plutôt rebutante pour les jeunes lecteurs, mais il était difficile alors de trouver des BD d’occasion. Je me contentais de ce je trouvais, et j'ai donc acheté  cet album qui était fort bon marché. Il faut préciser qu’à cette époque, Hugo Pratt était inconnu des marchands.

Ce livre contenait 3 récits de 20 pages. Le premier (l’Aigle du Brésil) ne m’a pas vraiment enchanté, mais le deuxième (Nous reparlerons des Gentilshommes de Fortune) était séduisant avec son mélange de cruauté et de romantisme. Quant à la troisième histoire, intitulée A cause d’une Mouette, elle m’a définitivement conquis. Dès ce moment, je suis devenu un admirateur d’Hugo Pratt.

 

Tout commence sur une plage. Un homme est étendu sur le sable, et regarde une mouette qui vole.

 

C’est Corto Maltese qui s’abrite derrière un rocher, car un inconnu lui tire dessus à coups de fusil. Corto est soudain touché à la tête, et il perd connaissance. Il délire et se remémore ses aventures précédentes. A son réveil, il découvre le soleil, et une jeune femme blonde se penche vers lui.

 

Elle s’appelle Soledad Lokäarth, et fait transporter le blessé vers le domaine familial. Corto est devenu amnésique, et décide d’explorer la maison ou rôdent d’autres occupants. Il rencontre Juda Lokäarth, qui a perdu la raison.

Corto rencontre aussi le domestique Jesus-Marie qui cherche à le tuer. L’affrontement est violent.

 

Puis la maison prend feu. L’incendiaire est un homme balafré, ennemi mortel de Juda, qui se fait tuer par Corto. Un bateau s’approche au loin, amenant la police coloniale, et la famille Lokäarth doit fuir. Corto leur prête son bateau, et reste à terre pour recevoir les anglais.

Les anglais arrivent, accompagnés Steiner que Corto est incapable de reconnaître. Les policiers essaient d’interroger notre héros, qui reste évasif et regarde vers le ciel.

 

Cette étrange histoire nous dévoile en quelques pages la poésie typique d’Hugo Pratt. Elle repose d’abord sur l’authenticité des lieux et la précision des détails, car l’auteur nous montre tout ce qu’il a découvert pendant ses voyages. Et puis, il y a en plus cette faculté d’ensorceler le monde, de faire disparaître la frontière entre le réel et l'onirique. Dans ce récit, Corto perd à la fois la mémoire et son identité, et cette aventure est présentée de façon décalée, comme si le héros vivait un rêve. Il vit les événements de façon détachée, en cherchant surtout à retrouver son identité.

Il ressent de façon exacerbée les bruits de la nature et la magie du monde, et parle à la mouette comme si elle était la seule à tout comprendre. En fait, Corto aime la poésie (il lit W. B. Yeats) et il se comporte dans l'action comme un poète.

L’humour est discret et c’est un choix de style, qui témoigne d’une volonté d’élégance. Corto commente longuement ses propres actions, et il ne semble pas se prendre au sérieux, mais il utilise aussi une ironie mordante vis-à-vis de ses adversaires. C’est ainsi, par exemple, qu’il s’adresse à Jesus-Marie après leur combat.

Il y a aussi une ironie de l’auteur vis-à-vis de son héros. Lors des précédentes aventures, Corto a toujours échoué dans ses chasses au trésor, et le gag se répète. Cette fois-ci, Corto cède son bateau à la famille Lokäarth et leur  abandonne sans le savoir un sac de perles. Ce gentilhomme de fortune (c'est ainsi qu’il se considère) se retrouve à nouveau ruiné, même s’il ne le sait pas encore.

 

Cette intrigue apparemment nonchalante capte l’attention car Pratt possède un vrai talent de conteur. Tout le récit est construit autour de plusieurs énigmes, et le lecteur découvre progressivement la vérité sur la famille Lokäarth. Et puis il y a cette magnifique romance avec Soledad, héroine blonde et romantique dont la rencontre avec Corto reste inachevée. La relation s’esquisse grâce à deux ou trois paroles et quelques regards, puis elle se termine précocement et on quitte ce récit avec un sentiment nostalgique. Pourquoi d’ailleurs Corto, qui semble séduire les femmes, ne n’arrive t-il jamais au bout de ses liaisons ?

Cette quête sophistiquée est portée par un souffle romantique. Chez Pratt, le romantisme n’est pas seulement issu de la mélancolie, mais aussi d’une quête de la magie, d’une énergie conquérante et du souffle des combats. Les aventures de Corto Maltese ne sont pas qu’une suite de voyages exotiques, et elles traduisent une vision rêvée du monde. Leur mélange subtil de réel et d’imaginaire exprime aussi un paganisme vivant et provocateur. Corto est de plus un héros complexe et ambigu, tout à la fois méfiant et sentimental, homme d’action et amoureux des livres (comme l’était Pratt lui-même). Il semble protégé par une force invincible, et nous emmène avec bonheur dans un monde panthéiste, légèrement décalé du réel, dans lequel tout semble encore possible.

 

Cette poésie du récit est renforcée par l’efficacité et aussi une certaine légèreté du dessin. Pratt se concentre sur les personnages dont il souligne le caractère et les expressions, tout en évitant le sentimentalisme. Il aime les scènes d’action et les combats, mais son style distancié ne cherche pas à amplifier le réalisme des mouvements. Le dessinateur décompose au contraire l’action de ses personnages en une suite de vignettes élégantes et précises.

 

Lors des chutes, des sauts ou des combats, certaines suites d’images créent un ralentissement, et l’action semble devenir irréelle. Les corps paraissent immobiles, voir même suspendus, mais cet effet esthétique reste cohérent avec l’ambiance du récit. Les affrontements se transforment en une danse abstraite, et ceci atténue de façon voulue la violence d’autres images.

 

Les décors sont souvent simplifiés, mais ils restent très évocateurs. Il est notoire que Pratt dessinait vite, et les paysages se limitent souvent à quelques traits schématiques. L'auteur aime par ailleurs placer de larges plages noires ou blanches pour souligner une ambiance ou créer un contraste. La blancheur de certaines vignettes suggère le silence ou l’attente, et ceci s’oppose à la noirceur qui entoure les scènes de violence ou de mort.

Pratt aime d’ailleurs noircir son dessin au-delà de ce qu’une représentation réaliste nécessiterait, et ce jeu sur le noir et blanc peut produire des formes qui frôlent l’abstraction. Cet excès crée un jeu ironique par rapport à l’action, qui dépasse la banalité du simple récit d’aventure.

 

Il y a enfin un style particulier dans les récits d’Hugo Pratt.  Contrairement à l’école belge ou aux comics books dont les mises en page cherchent à souligner le rythme d’un récit ou à amplifier le dynamisme des images, Pratt organise sa séquence de vignettes avec une certaine retenue. Ses récits présentent souvent des événements violents ou des personnages cruels, mais l’image ne cherche pas à les accentuer. L'auteur peut accélérer ou ralentir l'action à contretemps pour éviter toute lourdeur, et ce rythme surprenant n'affaiblit pas sa narration. De plus, les personnages de Pratt montrent souvent une raideur de leur maintien et une pudeur de sentiments qui renforce cette économie d'effets. Dans la littérature classique, cette manière correspondrait à l'art de la litote, et l'auteur utilise ce style avec élégance. Cette absence de surenchère renforce la crédibilité de l'histoire, et crée aussi un effet esthétique. Les histoires de Corto Maltese sont racontées sur le rythme d'une ballade, et retrouvent le charme particulier des récits de Robert Louis Stevenson ou Joseph Conrad.

 

Après toutes ces évidences, signalons encore qu'il y a plusieurs époques dans la carrière de Pratt. Les meilleures années se situent pendant les années 60 et 70, lorsqu'il dessine Fort Wheeling ou les premières histoires de Corto Maltese. Il faut absolument lire la Ballade de la Mer Salée,qui est probablement son chef d’œuvre et que tout lecteur cultivé devrait connaître. Evidemment, il y aura toujours des avis contraires, mais voilà que ceci nous ramène à ces jugements à l’emporte pièce sur lesquels je ne ferai plus de commentaire, car décidément, rien que d’y penser, voilà que je m’énerve à nouveau.

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31 mai 2008 6 31 /05 /mai /2008 14:00

Pendant toute mon enfance, la montagne a été un lieu de vacances. La marche est un loisir démocratique, bon marché et facilement accessible aux classes populaires, et chaque week-end, je suivais ma famille qui faisait l’ascension du Salève. Cet exercice plutôt pénible pour l’enfant que j’étais me laisse aujourd’hui un souvenir enchanteur.

 

J’ai passé mes vacances d’étés dans diverses vallées alpines, mais mes meilleurs souvenirs se situent dans le Val d’Annivier. C’est là qu’en 1969, après 3 heures de marche en partant de Zinal, mon frère et moi avons découvert l’hôtel Weisshorn. Nous pensions pouvoir y manger et boire quelque chose, mais au lieu d’un véritable hôtel, nous avons découvert une étrange bâtisse abandonnée à 2000 mètres d’altitude, au milieu des alpages.

 

Les portes et les fenêtres étaient toutes verrouillées, mais un volet mal fermé du rez de chaussée nous a permis de pénétrer dans l’hôtel. Les pièces étaient meublées et remplies d’objets divers, mais tout était vieillot et couvert de poussière.

 

Cet immeuble abandonné était bien mystérieux, mais nous n’étions pas venus pour cela. Nous voulions un restaurant, et l’excursion était plutôt ratée. N’ayant emporté aucun pique-nique, nous sommes redescendus très penauds vers Saint-Luc pour y trouver un repas. Un an plus tard, cette mésaventure était presque oubliée, lorsque le journal Tintin a commencé la publication d’une nouvelle histoire de Lefranc.

 

Le dessin de la couverture ne révélait rien de spécifique, mais dès les premières planches du Repaire du Loup, j’ai reconnu les paysages anniviards typiques. Il y avait les lacets de cette route qui monte pour accéder à la vallée principale, l’image du barrage de Moiry en fin de construction, et surtout cette dangereuse route qui suit la vallée à flanc de montagne.

Puis  Lefranc arrivait en face de l’énigmatique hôtel perdu en pleine montagne. Les lieux étaient reproduits avec une précision photographique et le doute n’était plus permis. Cette histoire se passait autour de l’hôtel Weisshorn.

Jacques Martin  a plusieurs fois raconté comment est née l’idée de ce récit. Pendant un séjour à Saint-Luc, il a vu cet étrange bâtiment isolé en altitude, et a cherché à comprendre d’où venait cette construction. Il imagine alors un anglais fortuné pendant les années 50, nommé Thomas Hearn, qui est fasciné par le « Val d’Annifer » et décide promouvoir le tourisme et les sports d’hiver.

Pour faire fonctionner cet hôtel isolé, il faut un système de transport. Hearn décide de construire un téléphérique.

Hélas, l’autorisation de construire n’arrive pas. Thomas Hearn s’endette parce que les banques refusent de lui faire crédit et il doit vendre tous ses biens. Il donne de l'argent à Valadin, le maire de Saint-Loup, qu'il fasse les démarches nécessaires et obtenir enfin l'autorisation.

 

Mais Valadin trompe l’anglais, et garde l’argent pour d’autres projets. Hearn se retrouve ruiné et se suicide. Sa famille repart en Angleterre, mais des années plus tard, ses enfants décident de se venger. Ils reviennent travailler dans la vallée, et occupent à nouveau l’hôtel abandonné.

Et c’est à ce stade que débute le récit. Des attentats se multiplient dans la vallée. Chacun d’eux est signé de la même marque.

Valadin ne veut pas que la police fasse une enquête. Il fait appel à Lefranc, et celui-ci s’intéresse aussitôt à l’hôtel isolé en pleine montagne.

 

Lefranc part dans la montagne pour explorer l’hôtel, et l’aventure commence. C’est l’occasion pour Jacques Martin et Bob de Moor de composer une superbe scène d’alpinisme.  

Lefranc va rapidement découvrir le secret des anglais, et dans le fonds, il n’y a pas de grand suspense. Le récit s’attarde sur une ascension difficile et perturbée par la neige, puis l’exploration de l’hôtel abandonné, et cette lenteur de l’intrigue donne une impression de vécu. L’auteur semble préférer décrire ce petit monde valaisan et cette évocation dégage une atmosphère de vacance. L’histoire regorge de petits détails vrais, et retrouve ces moments typiques d’une course de montagne. Il y a par exemple la première nuit dans une rustique chambre d’hôtel, à l’intérieur entièrement boisé, sans autre loisir que la lecture.

La montagne exige des efforts et de la sueur, mais procure en retour une émotion particulière, ainsi que des petits plaisirs simples. Le bonheur apparaît par  exemple dans un abri en haute altitude, auprès d’un bon feu. Jacques Martin raconte manifestement quelque chose qu’il a bien connu.  

A ce stade, il faut saluer la performance de Bob de Moor qui illustre avec talent cet univers montagnard. On sait qu’il a longtemps collaboré avec Jacques Martin, et la complicité entre eux est évidente. Dans cet album, il abandonne son style rond et ses personnages schématiques et dessine sans effort apparent un Lefranc crédible, semblable à celui du Mystère Borg. Tout en respectant les leçons de la ligne claire, Bob De Moor introduit des personnages réalistes dans ses décors méticuleusement détaillés, et la synthèse est parfaite. On découvre à chaque page des paysages anniviards typiques, et son trait souple et précis illustre avec bonheur la simplicité sauvage et le romantisme du pays valaisan.

Le caractère intimiste de cette histoire révèle une facette moins connue de l’œuvre de Jacques Martin. On connaît bien sûr la richesse d’imagination, la sûreté de son métier et la rigueur de ses dessins, mais on oublie souvent la passion qui anime ses personnages, et une vision romantique du monde. Il y avait bien dans le Mystère Borg certains dialogues révélateurs, ou quelques confidences personnelles d’Axel Borg qui soulevaient un coin du voile, mais c’est avec cet album que l’auteur abandonne pour la première fois la fascination de l’aventure et du récit fantastique pour mieux s’attacher au monde quotidien. Il multiplie les vignettes contemplatives, quitte à ralentir l’intrigue, pour mieux célébrer la beauté d’un paysage ou la chaleur d’une ambiance. Il faut aimer la montagne pour retrouver une telle authenticité.

A la fin du récit, Lefranc contemple une automobile qui emmène des promoteurs immobiliers vers la conquête de la vallée. Il constate que les « petits rapaces vont devoir affronter les gros », et cette prédiction s’est malheureusement aussi vérifiée dans la réalité. Dans une interview récente, Jacques Martin remarque que 30 ans après, le village s’est étendu, que les alpages sont sillonnés de routes, et que les alentours de l’hôtel sont difficilement reconnaissables. Le Val d’Annivier est un lieu touristique où il est bon d’avoir une résidence secondaire, et ce lieu autrefois sauvage s’est partiellement urbanisé.

La montagne n'est plus une aventure, mais je retourne encore une ou deux fois par an arpenter les sentiers anniviards pour y retrouver les émotions de mon enfance. L’air n’y est plus aussi pur, certains chemins de terre sont asphaltés, et les sapins sont parfois malades, mais la beauté des sommets reste intacte. Et lorsque je repars vers la ville, les jambes fatiguées et la tête reposée, je pense à cette vie simple que menaient nos grands-parents. Le temps a passé et les souvenirs s'effacent, mais il me reste cet album qui a capturé l'atmosphère d'une époque, et qui célèbre la montagne comme un paradis.

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25 mai 2008 7 25 /05 /mai /2008 00:59


Il y a au moins 2 mystères autour de Rimbaud : celui de sa poésie, et celui de son silence. Tout a été dit sur l’un et l’autre, et l’héritage du poète a été revendiqué par de multiples courants littéraires, mais l’abondance de leurs interprétations n’a fait qu’amplifier les mystères du personnage. Pourtant, il m’arrive souvent de penser que derrière la légende, il y  une vérité toute simple qui s’est perdue.

 

En 1888, lorsque débute cette histoire, Rimbaud a disparu du monde littéraire. On ne sait pas ce qu’il est devenu, mais les admirateurs de son œuvre restent actifs. Parmi eux, le groupe des Décadents s’est regroupé autour d’Anatole Baju, et publie le journal du même nom. Ces déçus de la modernité se sentent « venus trop tard dans un monde de vieux », mais continent à propager l’œuvre du poète.

 

Devant l’impossibilité de trouver des textes inédits, Le Décadent n’hésite pas à publier de faux poèmes. C’est ainsi qu’Adrien, un jeune poète qui vient d’écrire un sonnet, accepte de le publier sous le nom de Rimbaud.

 

Le scandale éclate, et Verlaine condamne le faux poème dans la presse. Identifié comme l’auteur du texte, Adrien se sent déshonoré.

 

Pour sauver Le Décadent, Baju décide de retrouver le poète disparu. Adrien part ainsi pour Charleville, où réside la famille de Rimbaud. Dans un bar, il rencontre des amis du poète. Il apprend que Rimbaud ne fait plus de littérature, et qu’il est parti en Afrique.

 

Adrien rencontre ensuite la sœur de Rimbaud, avec qui s’ébauche une relation incertaine

 

Rongé par le remord, Adrien s’alcoolise et rumine les messages du poète. Comment  « trouver le rythme interne libéré de la rime »,  ou alors « la vérité dans un corps et une âme » ?

 

Il part pour Marseille, et Benjamin Flao nous dessine de magnifiques images du vieux port.

 

Adrien s’embarque ensuite pour l’Afrique. Sur le bateau, il retrouve Anatole Baju, qui refuse d’admettre le désintérêt du poète pour la littérature. Le voyage est propice à la rêverie, et le paysage qui défile semble illustrer les paroles du Bateau Ivre.

 

Puis Adrien découvre l’Afrique, avec sa magie, ses mystères, ses couleurs …

 

Il enquête dans la ville d’Aden, et apprend que le poète est parti au Harrar. Il décide de suivre ses traces, et s’enfonce dans l’Afrique mystérieuse. Retrouvera t-il Rimbaud ? Je me garderai de dévoiler la conclusion de cette histoire.

 

Les admirateurs de Rimbaud seront fascinés par cette œuvre qui frôle certaines vérités, à défaut de pouvoir les définir. Le titre remarquable de cet album évoque déjà plusieurs pistes de lecture. Que comprendre de cette ligne de fuite ? S’agit-il d’une quête esthétique, et une métaphore de ce point vers lequel convergent les lignes de perspective ? Faut-il la comprendre  comme Deleuze, comme une ligne qui ne permet pas de revenir au même endroit, une « vraie rupture sur quoi on ne peut pas revenir ». A l’évidence, cette fuite désigne l’errance qui emmène Rimbaud, puis Adrien vers une Afrique éloignée du monde moderne. C'est la conséquence d'une défaite, mais pour Dabitch, elle peut devenir un  moment créateur.

 

Le scénariste compose son intrigue avec prudence, et cherche à préserver la vérité du poète. A l’exception du personnage d’Adrien qui semble imaginaire, le récit utilise de façon intelligente des personnes, des lieux et des événements réels. Par ailleurs,  Dabitch n’invente aucune parole, et n'utilise que les textes de Rimbaud pour évoquer le poète. C’est ainsi que durant son périple, Adrien répète incessamment divers extraits des Illuminations, du Bateau Ivre, ou d’une Saison en Enfer. Ce discours nous impose une vérité intime, qui deveint par monent un rêve éveillé.

Adrien découvre ensuite une lettre d’Afrique, et son message désenchanté recouvre la même voix, le même mystère. Sans se soucier d'y donner une interprétation, Dabitch et Flao mélangent poèmes et images de voyages, et produisent une étrange alchimie. La magie du verbe reste intacte, et on devine par moment une indicible vérité.

 

A côté de l’intelligence du scénario, il faut admirer le dessin de Benjamin Flao qui réalise un superbe premier album. Il illustre ce récit avec un crayonné légèrement inachevé, et certaines images semblent provenir d’un journal de voyage. Ce style à la fois réaliste et enlevé ne tombe jamais dans la caricature, et convient aussi bien aux séquences oniriques que réalistes. Ses personnages sont animés et expressifs, et parfois un peu ridicules. De nombreuses images semblent croquées sur le vif, et ces crayonnés évoquent les études ou les tableaux du 19ème siècle. Les couleurs (probablement à l’aquarelle) retrouvent par ailleurs les teintes délicates des tableaux impressionnistes. Que ce soit en illustrant une promenade dans les rues de Paris, en montrant la traversée d’un pont ou en détaillant la rêverie d’un voyage en bateau, le dessinateur recrée de façon magistrale un monde industriel triomphant.

 

Cette histoire de voyage raconte une quête désespérée, mais elle nous permet surtout   d’explorer une œuvre. Adrien devient notre guide, et son engagement total lui permet de comprendre un certaine message. Il devine l’existence d’une révolte derrière les visions du poète, et comprend le rêve d’une autre existence derrière la magie des mots. Mais le rêve a fait place au désenchantement. Rimbaud a non seulement abandonné tout projet de gloire, mais également perdu la substance même de son existence. Bientôt, il va perdre la vie.

 

Il n’y a pas plusieurs mystères, mais un seul qui se confond avec une destinée tragique. La réponse semble par moment devenir simple, mais il y a toujours un témoignage qui nous ramène à la complexité de l'être.

 

Rimbaud n’est pas qu’un voyageur, ni un personnage que ses contemporains pouvaient comprendre. Il est surtout l’auteur de poèmes fulgurants qui parlent à notre inconscient, et qui dominent encore aujourd’hui la poésie française. Son œuvre est supérieure à sa destinée, et ses textes stimuleront longtemps encore l’imagination des lecteurs. La Ligne de Fuite nous en restitue le mystère originel, débarrassé de toutes les fantaisies des critiques. Il fallait peut-être la puissance d’une BD et cette symbiose parfaite entre un texte et des images pour mieux nous restituer la trajectoire de ce poète maudit. Christophe Dabitch et Benjamin Flao ont relevé le défi avec une maîtrise époustouflante.

 

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18 mai 2008 7 18 /05 /mai /2008 13:49

On ne sait pas exactement quelles sources a utilisé Alexandre Dumas pour rédiger le Comte de Monte Christo. Depuis le XIXème siècle, des critiques ont relevé les similarités qui existent entre ce roman et l’histoire vraie de François Picaud, racontée dans les Mémoires tirés des archives de la police(datant de 1838) de Jacques Peuchet. L’histoire de Picaud a été publiée à plusieurs reprises, et a même été adaptée au cinéma en 1947. Ce film s’appelle  le « Secret de Monte Christo », et on y trouve dans le rôle principal l’acteur Pierre Brasseur. Le film a été adapté à son tour en bande dessinée par Georges Fronval (scénariste) et Raymond Cazanave pour l’hebdomadaire L’intrépide, avant d'être édité en album dans les années 50 chez Del Ducca.

 

Tout commence en 1845, lorsque Alexandre Dumas visite un hôtel à vendre dans la ville de Paris.

 

Il rencontre un domestique âgé qui lui raconte l’histoire de l’ancien propriétaire de l’immeuble, nommé François Picaud.

 

En 1808, Picaud est un jeune homme arrogant, fiancé à une femme riche et jolie, dont la dot va lui rapporter une rente de 100'000 Francs. Trois de ses amis, Mathieu Loupian, Gervais Chaubard et Guilhem Solari décident de se venger de son mépris, et le dénoncent à la police comme un comploteur royaliste.

 

François Picaud est enfermé à la forteresse de Pignerol pendant 7 ans. Il y sympathise avec un abbé nommé Faria, qui lui dévoile l’existence d’un trésor caché. Ils se promettent de s’aider mutuellement, mais en 1815, Faria meurt en laissant son secret à son ami. Peu après, Napoléon est renversé, et Picaud retrouve sa liberté.

 

En 1816, Picaud se rend dans une auberge près de Nîmes, déguisé en abbé pour y retrouver Antoine Allut, qu’il sait être complice des responsables de son emprisonnement. Il lui demande le nom des coupables en échange d’un diamant.

 

Mais Picaud trompe Allut en lui donnant un faux bijou. Dans l'égarement de sa colère, Allut tue le diamantaire chargé de l’expertise du diamant, et il est condamné à 10 ans de bagne.

Picaud retourne alors à Paris pour se venger des 3 coupables, en particulier de Mathieu Loupian qui a épousé son ancienne fiancée. Il se déguise au moyen d’un bandeau, et se fait engager comme serveur sous le nom de Lucher dans le café qui appartient son ennemi. Quelque temps après, les malheurs s’accumulent autour de Loupian, qui voit ses animaux périr, puis ses affaires péricliter. Picaud favorise la conclusion d’un mariage entre la fille de Loupian et un pseudo- marquis qui est en réalité un bagnard évadé, puis il dénonce ce dernier à la police. Loupian est déshonoré.

 

 Chaubard est assassiné dans des circonstances mystérieuses, puis Solari est empoisonné. Le café de Loupian disparaît dans un incendie, puis son épouse meurt, et celui-ci se retrouve seul et ruiné. C’est alors que Picaud décide de se démasquer.

 

Effrayé, Loupian s’enfuit par les toits, mais il glisse et son corps s’écrase dans la rue. Le triomphe de Picaud semble complet, car le « numéro trois » a payé. Mais l'histoire n'est pas terminée, car notre personnage est aussitôt assommé et enlevé par un inconnu. Il se retrouve prisonnier dans un cachot, et son agresseur se dévoile.

 

Allut veut connaître la cachette du trésor, et laisse Picaud enfermé dans une cave pendant plusieurs jours. Un matin, Allut redescend dans cette cave…

 

A la fin de ce récit dramatique, Alexandre Dumas décide d’acheter cet hôtel particulier. Comme il n’a pas assez d’argent, il décide de le payer avec les droits d’auteur du roman qu’il va commencer à l’instant même. Le titre de ce livre sera … le « comte de Monte Christo », bien sûr.

 

Vous l’avez compris, il s’agit d’abord d’un superbe mélodrame, inspiré d’une histoire vraie. On y retrouve de nombreux détails du roman de Monte Christo, et on se demande constamment où se trouvent la réalité et la fiction. L’utilisation d’Alexandre Dumas lui-même comme personnage du récit permet d’introduire et de conclure le récit de façon ironique, et la lecture de cet album n’est jamais ennuyeuse.

 

L’intérêt principal reste toutefois de découvrir Cazanave, créateur talentueux et souvent oublié.  Ce dessinateur maîtrise avec talent l’emploi du noir et blanc, ce qui lui permet d’accentuer une ambiance dramatique, ou de donner un aspect effrayant à certains personnages. Il dessine souvent en gros plan des personnages à la physionomie effrayante, aux yeux écarquillés ou à la mine grimaçante. Cette expression des visages donne à son style un curieux mélange de réalisme et de caricature. Cazanave utilise avec habileté cet effet mélodramatique, et on peut en découvrir un bel exemple dans cette séquence où Picaud attise les peurs de Loupian.

 

Cazanave excelle également dans la représentation des costumes et des décors. Même si il reste souvent très sobre et qu’il préfère les gros plans pour mieux servir l'intrigue et les personnages, il peut aussi dessiner des intérieurs d’appartement ou des façades de façon minutieuse et raffinée.

 

Le secret de Monte Christo n’est qu’une oeuvre mineure, mais elle est représentative du deuxième style de Cazanave, celui de sa maturité comme auteur de BD. Cet album a de plus l’avantage d’être édité en grand format (proche du 30 x 40), ce qui rend justice à un dessinateur qui soufre de la réduction de taille de ses images. Dans le Capitaine Fantôme, album que les critiques considèrent comme son chef d’œuvre, on peut ainsi regretter le format réduit de certaines vignettes, qui permet difficilement d’apprécier la richesse de détails et d'effets introduits par le dessinateur.

 

Cazanave est un dessinateur à découvrir, auteur d’une œuvre variée et prolifique. La plus grande partie de son travail a été publiée dans des revues oubliées de l’après-guerre (tels l’Intrépide, Coq Hardi, Vigor) et seuls quelques collectionneurs peuvent aujourd'hui apprécier son travail. Les curieux pourront découvrir une  bibliographie assez complète dans Hop (N° 77) ou dans Le Collectionneur de Bandes Dessinées (N° 68). Il y a aussi quelques albums, dont le Capitaine Fantôme (réédité il y a moins de 10 ans) qui est sûrement le plus facile à trouver. Si vous êtes las de la BD adulte actuelle, et que vous souhaitez changer de style de lecture, n'hésitez pas à découvrir Cazanave !

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14 mai 2008 3 14 /05 /mai /2008 07:53

C’est en 1975 qu’est sorti le premier numéro de Métal Hurlant, et je me rappelle encore de la fascination qu’exerçait ce nouveau magazine. Tout y était neuf et élégant : la maquette du journal, le ton ironique, l’orientation adulte, la  priorité de la science-fiction et l’équipe de  dessinateurs. Ce numéro 1 présentait le révolutionnaire « Arzach » de Moebius, un récit épique de Gal (les Armées du Conquérant), des histoires courtes de Druillet (qui était le véritable emblème de la nouvelle BD), ainsi que les articles ébouriffants de Jean-Pierre Dionnet.


Et puis il y avait cette histoire de Corben, intitulée Cidopey. Je connaissais bien ce dessinateur dont j’avais découvert quelques histoires d’horreur dans les revues Creepy ou Vampirella, ainsi que des récits plus surréalistes et hallucinatoires dans le magazine Actuel (en particulier l’Horrible Maison Harvey). J’aimais ce dessin expressif et provoquant dont le style était immédiatement reconnaissable, mais il fallait admettre que l'intérêtde ces récits restait en revanche anecdotique. Métal Hurlant allait publier une œuvre plus personnelle de sa part, en particulier le long récit de Den qui peut être considéré comme le chef-d’œuvre du dessinateur.
 


Cidopey est initialement parue en 1971 dans « Up from the Deep », un comic book underground. Corben y réalisait sa première histoire en couleur directe, et cette œuvre allait révéler son talent au grand public.


Tout commence dans un pays étrange, au ciel rougeoyant et à la végétation luxuriante. Un homme et une femme y vivent nus, et ils se baignent dans une rivière. Il s’appelle Cid, tandis qu’elle se nomme Opey.
 

Il ne pense qu’à faire l’amour, tandis qu’elle s’inquiète. Elle songe à d’étranges formes qui se trouvent plus loin dans la forêt. S’agit-il d’arbres tordus, ou d’amalgames monstrueux ? En fait, l’image nous révèle au loin deux silhouettes curieuses, qui sont étendues sur le dos et dont les formes semblent se mélanger à la végétation. 

Ils décident d’aller voir ces créatures de plus près. En chemin, ils sont attaqués par un « berserk », monstre carnivore à la mâchoire allongée et aux dents proéminentes. Cid combat cet agresseur et finit par l’assommer à coups de pied.

 

Les amoureux croient que le danger s’est éloigné, mais 2 énormes silhouettes s’approchent.

Ils s’enfuient, avant d'être rattrapés par les géants. Opey se fait écraser par le pied immense de l’un d’entre eux.

 

La fin semble se dérouler dans un autre monde, qui est peut-être la réalité. Les deux silhouettes étendues sont les corps de Cid et Opey, et les arrivants constatent qu’ils ont pris de la drogue. Elle est morte, et il a perdu l’esprit. Cid est définitivement « parti dans un autre monde ». 

La dernière image nous montre Cid, désespéré et perdu dans un monde végétal dont il est devenu prisonnier.

 


Cidopey est une fable à double sens sur la drogue. Une lecture rapide pourrait faire penser que cette histoire illustre simplement les dangers des paradis artificiels. Toutefois, Corben se garde bien de définir de quel côté se situe la vérité. En écrivant son récit, il tient compte de certaines idées en vogue en 1971. Rappelons la grande notoriété qu’avaient en Californie les écrits de Timothy Leary, chercheur qui préconisait l’usage d’hallucinogènes pour parvenir à une expansion de la conscience et une meilleure connaissance du monde. C’est également l’époque ou un anthropologue contesté, Carlos Castaneda, publie une suite de récits présentant le monde d’un sorcier yaqui nommé Don Juan. Cet écrivain affirme que nous ne sommes pas capables de connaître la totalité du monde, et que seuls les sorciers ayant appris à « voir » sont capable de percevoir ce qu’il appelle une « réalité séparée ». Il est vraisemblable que ces théories sont connues par Corben, car ce dernier construit minutieusement son histoire pour qu’on la comprenne aussi bien d’une façon réaliste que mystique. Il ne prêche aucune théorie, mais veille à ce que son récit ait une conclusion ambiguë.


En fait, Richard Corben est un dessinateur exigeant, passionné par la littérature fantastique, qui aime explorer les nouvelles techniques graphiques. Dans Cidopey, son dessin illustre la sensualité des corps, et la succession dynamique de ses images souligne la violence des événements. Il utilise la couleur de façon flamboyante, et impressionne ses lecteurs par son graphisme audacieux bien plus que la sophistication du récit.


Par la suite, Corben n’a plus accordé autant d’importance à la qualité des scénarios, et il a  surtout fait une belle carrière d’auteur fantastique. Il est devenu le dessinateur de mondes oniriques peuplés de monstres féroces, de femmes voluptueuses et de héros musclés (ou parfois ringards). Ses œuvres ont illustré successivement l’épopée de mondes fantastiques et le cynisme des récits d’horreur, l’humour noir de l’univers underground et les aventures conventionnelles des super-héros, le sérieux de la science fiction et la poésie des adaptations littéraires (mentionnons la superbe mise en image de certains récits d’Edgar Poe). Sa carrière de dessinateur est longtemps restée à l’écart des grands circuits de production, car il refusait de galvauder son dessin pour satisfaire les délais des éditeurs. Cet artiste a constamment perfectionné son dessin, mais ses récits ont rarement recherché autre chose que le divertissement d’une histoire fantastique, héroïque ou humoristique. Cidopey semble être une exception car cette œuvre adulte dépasse la simple fascination de l’image, et son immoralité cache un sulfureux paradoxe. Cette histoire au rythme singulier et à l’esthétique flamboyante est aussi un récit fort intelligent.
 


Quand j’y pense, une œuvre fondée sur le rythme, l’émotion esthétique et la réflexion intelligente, c’est aussi ce qu’on appelle de la poésie.


Ultime remarque : après sa parution dans le N°1 de Métal Hurlant, ce récit a été publié dans l’album « Ogre » en 1979. Cet album est depuis longtemps épuisé, mais on peut espérer qu’un éditeur intelligent réédite un jour les premières BD de Corben, car elles sont pleines de trouvailles graphiques et de truculence.

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