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1 mars 2009 7 01 /03 /mars /2009 20:00

Fils d’ouvrier, j’ai passé mon enfance dans un quartier prolétaire dont les rues étroites étaient très vivantes. En prenant le chemin de l’école, je passais d’abord devant le garage du coin et j’avais ensuite le sentiment de partir à la découverte du monde. Il y avait l’épicerie et ses étalages, puis les échoppes où les artisans étaient déjà au travail et surtout le kiosque où j’achetais de temps en temps des  « petits mickeys ». Les voitures étaient rares et la rue semblait appartenir aux piétons mais ce n’était pas un terrain de jeu. Les enfants bien élevés marchaient droit et la ville était le territoire des adultes.

 Derrière ma maison, il y avait une cour parsemée de platanes. En ce temps-là, elle ne servait pas encore de parking et représentait un terrain de jeu pour tous les gosses du quartier. On se retrouvait dans cet espace vide pour courir, faire du vélo, jouer aux cow-boys et aux indiens, faire un match de football ou tout simplement rester là les yeux grands ouverts, à regarder ce qui se passait.  

Il y a des personnes qui décrivent l’enfance comme un paradis, mais je m’en souviens comme d’un monde impitoyable, où il fallait lutter pour faire sa place. Ayant le double défaut d’être obstiné et intellectuel (c’est-à-dire porté vers les livres), je me retrouvais souvent en situation d’infériorité. J’essayais donc d’éviter les bagarres, ce qui peut être une bonne manière d’exercer son intelligence, mais ce n’était pas toujours possible. Lorsque je rentrais avec des habits déchirés, il fallait affronter les lamentations maternelles (ou la punition paternelle). Je dois admettre que je ne leur facilitais pas les choses car mes parents n’étaient pas riches et j’abimais souvent mes pantalons. C’est pour cela que j’ai longtemps dû porter des culottes courtes.

Déjà à cette époque, ce n’était pas la force que j’admirais, même si elle me faisait parfois défaut. La lecture m’avait conduit à penser que les valeurs morales étaient plus importantes. La littérature populaire encensait toutes sortes héros mais dans un monde gouverné par les réalités économiques, il y avait peu d’individus altruistes ou idéalistes. Je gardais l’envie d’y croire, et j’aurais voulu rencontrer à cette époque un garçon comme Totoche qui incarnait le courage, l’honnêteté et la fidélité.

Créé en 1959 par Tabary pour le journal Vaillant, Totoche ressemble au frère que chacun rêve d’avoir. Il est le chef d’une bande de copains et ses aventures se passent à Belleville dans la ceinture parisienne. Ses premières histoires ne comportent que deux ou trois planches et le dessinateur semble chercher ses marques jusqu’en 1960, lorsqu’il crée Pour une cabane et un arbre. Ce récit « à suivre » est très imprégné par l’atmosphère de son époque et je vais vous le présenter en détail. En cliquant sur les images ci-dessous, vous aurez même le bonheur même découvrir les planches en entier.


Totoche et ses copains ont trouvé un territoire pour leurs jeux. C’est un terrain vague entouré d’une palissade, sur laquelle s’appuie une vieille cabane. Le propriétaire a décidé d’y faire construire un immeuble et les enfants apprennent la mauvaise nouvelle.

 Totoche ne veut pas se laisser pas faire. Les enfants se concertent et rassemblent leurs économies pour acheter leur terrain. Ils réunissent ainsi « 942 francs, 2 tablettes de chocolat, 6 timbres oblitérés et 1 paquet de bonbons » mais cette fortune n’impressionne pas les ouvriers qui rigolent et commencent leurs travaux.

 

Après cet échec, Totoche et sa bande décident de se battre et entourent leur cabane d’un grillage électrifié. Les ouvriers reçoivent une bonne décharge mais coupent ensuite le courant.
Ils essaient de pénétrer dans la cabane mais sont arrêtés par une salve de projectiles. L’architecte qui dirige les travaux veut ensuite écraser la baraque avec un bulldozer, mais Totoche l’empêche d’avancer en se couchant en travers du chemin.

Les enfants trouvent une parade à chaque tentative de pénétration et rien ne semble pouvoir les déloger. Les ouvriers semblent d’ailleurs peu motivés, mais l’architecte s’y emploie avec acharnement.   L’architecte se tourne vers les gendarmes, et Tabary fait réapparaître son éternel personnage de policier lunatique. Ce n’est pas encore l’agent Bodart, mais il en possède déjà la moustache, la stupidité et les répliques imprévisibles.

  L’architecte semble sur le point d’échouer mais les batailles perdues sur le terrain peuvent parfois se gagner sur le tapis vert. Pour protéger la cabane, les enfants ont délaissé l’école depuis trois jours et les parents ont été mis au courant. Ces derniers décident d’y mettre bon ordre et les camarades de Totoche doivent renoncer à défendre leur terrain.

  Totoche est toutefois de la race de ceux qui n’abandonnent pas le combat. C’est un de ces moments où le personnage nous touche avec ce côté Don Quichotte, cette ténacité ingénue et son humanité généreuse qui l’amènent à relever des défis insensés. Avec ce mélange de fidélité et de romantisme, Totoche est l'ami idéal.

 C’est alors qu’apparaît le propriétaire du terrain, un original portant de grosses moustaches blanches.  Il se prend d’affection pour les enfants et décide de parlementer avec eux.

  L’architecte a définitivement perdu la partie. L’immeuble sera construit tandis que la cabane et le vieil arbre continueront d’abriter la bande à Totoche sur une bande de terrain préservée juste à côté.

 En relisant ce  récit, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à la Ribambelle gagne du terrain, une histoire de Roba publiée à la même époque dans le journal Spirou, tant les deux intrigues se ressemblent. On y retrouve le terrain vague et la cabane qui abrite une bande d’enfants, l’entrepreneur qui veut les chasser pour construire un immeuble, la tentative d’acheter la surface après avoir cassé sa tirelire, les pièges et les pétards disséminés dans le terrain pour écarter les ennemis, les tentatives déloyales du « méchant » et enfin la victoire miraculeuse des gamins grâce à un généreux donateur. Comme le premier récit de la Ribambelle a été publié en 1962, soit deux ans après « Une cabane et un arbre », on ne peut pas soupçonner Tabary d’avoir imité qui que ce soit. Roba, quant à lui, a déjà raconté en détail la genèse de sa série et les sources qui l’ont inspiré … et il n’a jamais mentionné Totoche. L’explication est donc incertaine et on peut comprendre de diverses manières cette ressemblance, y compris bien sûr en postulant une simple coïncidence.

Les récits de Totoche tendent d’abord vers l’humour, en particulier grâce aux premiers gags de Corinne et Jeannot, mais ils reprennent aussi des thèmes populistes et sont parfois très proches du mélodrame. C’est ainsi que « Pour une cabane et un arbre » nous montre la lutte des faibles (une bande d’enfants) contre les puissants, que « le Meilleur ami de l’homme » nous raconte les efforts de Totoche pour sauver un vieux chien martyrisé et que « les Totoch’s Band » nous montrent comment de jeunes chanteurs parviennent au succès à force de courage. Jusqu’au milieu des années 60, Tabary crée une dizaine de longs récits dans la même veine, en mélangeant le rire, la férocité et la tendresse. Après cela, il ne fait plus que des récits complets, vraisemblablement sur le souhait de l’éditeur, et les histoires deviennent surtout une suite de gags. Cette deuxième époque me parait aujourd’hui moins remarquable, bien que certains épisodes restent très drôles et que le métier de l’auteur leur donne une plus belle apparence.

 

Dans « une cabane et une arbre », le graphisme de l’auteur n’est pas encore bien affirmé et son style évoque la première manière de Franquin, celle des aventures de Spirou. Tabary a toujours revendiqué cette influence et c’est ainsi qu’il déclare dans les Cahiers de la bande dessinée (N° 29) : « Quel est le dessinateur de ma génération qui ne s’est pas inspiré de Franquin ? Il n’y a qu’un moyen d’annuler peu à peu cette inspiration (…) c’est de ne plus regarder les dessins de ce dessinateur et c’est ce que j’ai fait du jour où l’on m’a commandé ma première série : je n’ai plus regardé Franquin pendant des années, c’est à mon avis le seul moyen d’affirmer sa personnalité et de faire des progrès rapides ». Dans « Une cabane et un arbre », on retrouve des silhouettes et des physionomies déjà vues chez Franquin de même que certains de ses trucs comme l’aspect lisse des visages, les colères caricaturales, les grandes mèches de cheveux et les yeux noirs qui semblent fixer le lointain. Pendant les années 60 toutefois, Tabary trouve progressivement son style et son dessin prend du volume. Les personnages occupent une plus grande place dans la case, leur tête et leurs mains prennent de plus grandes proportions tandis que le trait devient griffé et que les physionomies paraissent plus nerveuses, à l’image d’Iznogoud.

  Tabary n’est pas un grand dessinateur de décors et ses vignettes sont presque toujours centrées sur les personnages et l’action. Une rue, un mur, une cabane, un arbre … l’environnement est généralement présenté de façon schématique. Toutefois, même si le dessinateur détaille peu ce milieu urbain, il sait en retrouver l’atmosphère et restitue les détails importants. En fait, l’important pour Tabary n’est pas d’enjoliver ses dessins, mais plutôt de reproduire l’histoire qu’il a en tête. Il travaille sans documentation et s’en montre même très fier. C’est ainsi qu’il déclare dans le fanzine Krukuk : « Je ne me suis jamais documenté. Pour moi, c’est ça la création. Il faut inventer son univers, c’est d’ailleurs ce qu’inconsciemment le lecteur attend d’un auteur. Les souvenirs, la mémoire, mêlés à l’imagination, voilà le ferment. Le talent et la technique doivent faire le reste. » Dans Totoche, Tabary ne cherche pas à faire un tableau réaliste de la vie des faubourgs parisiens mais on en retrouve malgré tout de multiples petites touches. Elles donnent à la série l’éclat de l’authenticité et il s’y ajoute aujourd'hui un certain charme nostalgique.

 Il existe 14 albums de Totoche qui réunissent dans le désordre la plupart des histoires à suivre ainsi que de nombreux  récits complets parus dans Vaillant ou Pif, mais il reste plusieurs titres non publiés. « Pour une cabane et un arbre » a été publié dans l'album "Portrait Robot", aujourd'hui épuisé, ainsi que dans le Totoche Poche N° 14, un petit format qui est lui aussi difficile à trouver. Les enfants de Tabary ont repris la gestion de sa maison d’édition et il faut espérer qu’ils lui redonneront un peu d’impulsion car la publication d’histoires de Totoche s’est arrêtée depuis plusieurs années. 

Sur le Web, on trouve quelques articles et beaucoup d'images dans le site de Nikos consacré à Tabary, et il existe également un site officiel qui semble plus orienté vers les aspects commerciaux. De jolis dossiers ont été consacrés autrefois au dessinateur dans Krukuk N° 4 (en 1971), les Cahiers de la BD N° 29 (en 1976), Haga N° 34 (en 1978) et Hop N° 84 (en 1999) mais tout cela n'est plus très récent (mis à part Hop). Tabary mériterait à mon avis une belle monographie, d'autant plus qu'il est encore vif et qu'il a certainement beaucoup de choses à raconter. Je n'ai pas retrouvé d'interview filmée sur le Web mais je sais qu'il en existe, en particulier dans un documentaire vidéo consacré il y a quelques années aux dessinateurs de Pif.

Voilà ! J’espère avoir fait comprendre l’irrésistible sympathie que suscite Totoche et le charme que gardent ses albums. Le monde ouvrier avait sa morale et sa noblesse, et Totoche en était le brillant chevalier grâce à son honnêteté touchante, sa vivacité infatigable et son intelligence généreuse. Ce personnage (qui n’a jamais été à la mode) s’identifie à l‘optimisme naïf de mon enfance, et au mélange d’énergie et de confiance qui trouvaient naturellement leur place pendant les années 50,  époque qui croyait au progrès et qu’on appelle aujourd’hui les « Trente Glorieuses ».

 

Je n’ai finalement jamais rencontré Totoche et il y a là un regret que je n’oserai pas trop avouer. J’étais assez naïf pour croire à l’existence des héros mais également trop malin pour repérer ceux qui faisaient semblant de l’être. Je sais aujourd’hui que les héros n’existent pas, ou plutôt que nous pouvons tous l’être de temps à autre, entre deux moments de faiblesse, mais je n’en suis pas plus heureux pour autant. Je rêve parfois de ce qu’aurait pu être le quartier de mon enfance avec Totoche, et aux aventures imprudentes que n’aurions pas manqué d’entreprendre. J’ai finalement vécu une enfance bien sage, même si je ramenais bien souvent des vêtements abîmés, pour le plus grand désespoir de mes parents.

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15 février 2009 7 15 /02 /février /2009 10:52

En créant mon blog, j’avais au départ imaginé une charte qui devait en définir le fonctionnement. Je voulais l‘intituler « les dix commandements du blog » et elle devait préciser quelques principes directeurs sur le choix et le contenu des chroniques. J’y ai finalement renoncé car cette introduction était prétentieuse. Je me réjouis maintenant de ne pas avoir mis ce texte en ligne car, même si j’ai respecté mon projet original, j’ai peu à peu désobéi à la plupart de ces directives. Ce billet va les transgresser une fois de plus, puisque j’avais la ferme intention de ne jamais parler d’actualité. Il y a toutefois des albums indispensables dont on ne parle pas assez, comme cet album qui vient de paraître en français : Tantrum de Jules Feiffer.

 Précisons que Tantrum est déjà une BD classique dans le monde anglo-saxon. Publié en 1979, ce livre est considéré par Scott McCloud (dans Réinventer la bande dessinée) comme un des premiers exemples de « graphic novel ». De même, dans son œuvre autobiographique Comment devenir artiste, Eddie Campbell mentionne Tantrum comme une véritable référence. Il ne s’agit donc pas d’une véritable nouveauté et l’honneur est presque sauf !

 

Jules Feiffer est peu connu dans le monde francophone, mais les lecteurs de Charlie Mensuel se souviennent de certaines planches traduites par Cavanna pendant les années 1970. Elles provenaient de sa chronique hebdomadaire, intitulée simplement « Feiffer » et publiée dans Village Voice pendant une quarantaine d’années. Facilement lisibles et dessinées d’un trait minimaliste, ces séquences dialoguées rappellent la première manière de Sempé, celle de Rien n’est simple, bien avant que ce dernier ne se tourne vers l'illustration pure. Recueillies en album en 1957 (Passionella and other stories) puis 1958  (Sick Sick Sick), les bandes dessinées de Feiffer sont restées ignorées en France.  C’est en 2007 seulement que Futuropolis édite l’album « Je ne suis pas n’importe qui », qui contient six récits (dont Passionella) dessinés entre les années 50 et 60. Nous ne faisons que commencer à découvrir l’œuvre de Feiffer.

 

Tantrum est un album surprenant car il est presque uniquement constitué d’illustrations en pleine page. Ceci contraste avec la production habituelle de Feiffer dont les malicieux petits sketchs présentent des personnages caricaturaux  et dévoilent les petits travers de la société américaine. En voici un exemple, traduit et publié par Charlie Mensuel en 1972 (cliquez sur l’image pour voir la planche entière)

 

Feiffer possède une longue expérience d’illustrateur et sait résumer le contenu de toute une scène avec un seul dessin. Dans les premières images de Tantrum, il nous décrit la vie quotidienne de Léo, un homme aux tendances dépressives qui s’interroge sur son existence. Au départ, je me suis demandé  si ces illustrations splendides et intrigantes n'étaient pas un recueil de dessins de presse, et si cela représentait un véritable récit ? 

Mais après ces premières pages d’exposition, l’auteur resserre son intrigue pour nous amener au sujet du livre. C’est l’histoire d’un homme qui souhaite retrouver son enfance et tout commence par une inhabituelle explosion de colère.

 A l’issue de cette crise, Léo se transforme et retrouve la silhouette d’un enfant de deux ans. Il a gardé ses idées et son caractère, mais son corps est celui d’un petit garçon. Cette apparence est en harmonie avec ses aspirations profondes, car au fond de lui, Léo est resté un enfant, toujours en quête d’affection.

  Un homme adulte dans un corps d’enfant ! Les anciens bédéphiles se souviennent que cette idée a déjà été utilisée de façon malicieuse par Goscinny et Coq dans la Merveilleuse Aventure du Professeur Gaudeamus. Chez Feiffer, le propos est plus dramatique et l’humour plus caustique. Tout en développant de façon logique cette situation absurde, il imagine de surprenantes réactions dans l’entourage de ce bébé adulte. Rien ne se passe comme prévu pour Léo car sa femme déprime, sa fille vend du haschich, ses parents refusent de le reconnaître et son frère l’accueille de façon flegmatique, comme si rien ne s’était passé.

 Bourgeois sérieux plutôt que bohème, Léo veut rajeunir pour échapper à ses responsabilités, mais aussi pour retrouver cette énergie innocente, ce regard naïf et cette soif de découvertes propre au monde enfantin. Il espère puérilement échapper à la routine et vivre chaque jour une aventure nouvelle. Objet de scandale et d’incompréhension, il pense être unique mais découvre avec étonnement qu’il fait partie d’un mouvement qui monte en puissance. Il existe en effet d’autres adultes qui refusent de grandir et qui veulent l’incorporer dans leur organisation. Léo se voyait comme un contestataire et constate avec dépit un nouveau genre de conformisme. Il  fuit désespérément cette collectivité qui semble préfigurer l’apparition des « bobos ».

 Incompris de ses parents, Léo quitte sa famille et utilise les ressources qui peuvent s’offrir à un bébé sevré de câlins. Il part chez sa belle sœur, puis charme la secrétaire de son frère mais n’arrive pas à retrouver les émotions de son enfance. Loin de lui apporter des caresses, ces nouvelles relations féminines le ramènent à la difficulté d’être, aux mystères de la communication ou au manque de tendresse. Sa quête sensuelle reste inachevée et Léo reprend malgré lui un comportement d’adulte. Dans son corps de bébé, il reste un quadragénaire banal, tantôt responsable, tantôt lubrique.

 Sous-titré « grosse colère », Tantrum paraît être surtout une exploration du sens de la vie et de l’amour. Grâce à une situation invraisemblable et provocante,  Feiffer explore la vérité des sentiments de ses personnages et son récit devient curieusement introspectif. Il donne une épaisseur psychologique à la plupart des habitants de ce monde onirique et crée ainsi des situations paradoxalement crédibles. Dans cette œuvre dont le jaillissement semble spontané, il apparait un étrange équilibre entre l’irrationnel, l’ironie, le sexe et la morale. L’idée la plus originale, c’est d'avoir placé cette quête infantile dans un univers en crise. Tour à tour égoïste et compatissant, Léo traverse le monde et constate que sa famille éclate, que ses parents régressent, que son frère est au bord de la ruine et que sa belle sœur est anorexique. Notre héros veut être couvé, caressé et porté mais son rêve se dissipe car les gens qu’il rencontre sont perdus dans leur propre quête. Le récit démarre dans l'absurde mais il finit par révéler une vérité intime.

 

En opposition avec ses BD antérieures, Feiffer dessine Tantrum d’un trait rapide qui néglige toute recherche esthétique. Il conserve les bases de son style marqué par la caricature mais assombrit ses images et multiplie les hachures grossières ou les fonds noirs qui dramatisent l’ambiance. Les visages ou les silhouettes paraissent à peine esquissés et le grand format de publication accentue leur aspect approximatif. Les physionomies restent croquées de façon précise alors que certaines expressions semblent délibérément outrées.

 Feiffer ne cherche pas à soigner son dessin et préfère l’efficacité du premier jet. Dans une interview récente donnée à AVclub, il avoue d'ailleurs avoir changé de technique afin de trouver cette sensation d’immédiateté de l'image. Il estime que Tantrum lui a enseigné à ne pas faire de croquis préliminaire, à ne pas avoir peur de rater son dessin, mais en reprenant tout l'album, je n'ai pas réussi à trouver la moindre illustration qui soit indigne de son talent.  Dans l'art de la caricature, l'objectif n’est pas de faire joli mais plutôt de dessiner juste et de révéler les caractères. C’est ainsi que certaines images du livre ne flattent pas le regard et que le trait semble jeté hâtivement sur la page, mais la rudesse qui en résulte s’identifie à l'âpreté du monde et à la cruauté de ses affrontements.

Feiffer a une longue carrière derrière lui et la plupart de ses oeuvres restent à découvrir. Un premier recueil de ses planches hebdomadaires, intitulé Explainer, vient de paraître aux USA et j'espère qu'il sera bientôt traduit en France. Au cours de sa longue carrière, il a créé des pièces de théâtre et des romans, dessiné des livres pour enfant, écrit des scénarios de films et il est même l’auteur d’un des premiers livres consacré à l’histoire de la bande dessinée (The Great Comic Books Heroes). Les curieux pourront explorer son site officiel, malheureusement encombré par la publicité, et certaines de ses illustrations sont visibles sur la galerie Jean Albano. Quelques interviews peuvent être lus en ligne (1, 2, 3) et vous découvrirez un peu mieux cet auteur en lisant l’article de Nyc PLUS.

 

Voilà ! Perdu dans la masse des nouveautés, cette album essentiel n'a pas beaucoup été commenté et je voulais lui donner un petit coup de projecteur.  Il faut remercier les éditions Mécanique Générale pour cette BD qui tient une place importante au sein du patrimoine, de même que l'ami David Turgeon et Josiane Robidas qui ont traduit cette œuvre singulière. La présence de David pourrait faire penser que le choix du sujet a été guidé par le plus vil copinage, travers que je voulais particulièrement éviter dans mon blog, mais j'assume cette dérive. La morale de cette histoire, dans le fonds, c'est que lorsqu'on a un tempérament indiscipliné, il ne faut surtout pas mettre en ligne un "remake" des dix commandements.  

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29 janvier 2009 4 29 /01 /janvier /2009 14:39

Pendant les années 80, lorsque les Cahiers de la Bande Dessinée étaient dirigés par Thierry Groensteen, il existait une rubrique intitulée la « case mémorable ». Pierre Sterckx souhaitait que l’on y commente des images isolées, des vignettes qui, selon ses propres termes « se passeraient résolument de tout contexte, devenues œuvres à elles seules ». J’étais perplexe devant cette ambition qui me semblait poétique plutôt que critique, mais le défi me fascinait. Cette approche focalisée sur la case, m’intéressait d’abord par les difficultés qu’elle comportait (il peut être difficile de trouver le vocabulaire approprié qui définisse un dessin) mais aussi parce que ce type d’analyse permettait d’aller au-delà de l’analyse du récit et des messages intentionnels de l’auteur. A chaque numéro, je découvrais ainsi avec admiration et perplexité ces commentaires parfois interminables, ces analyses littéraires d’une image unique dont le style devait résumer l’art d’un auteur. Je ne suis pas le seul à me souvenir de cette rubrique singulière, puisque Hectorvadair vient récemment de créer un blog consacré à ce type d’approche. C'est dans la même idée que je vais m'offrir un caprice : écrire un long texte qui essayera de vous intéresser à « ma case mémorable ».

 

D’une manière générale, la dernière case d’une BD s’inscrit volontiers dans la mémoire du lecteur. C'est ainsi que je revois spontanément l’image terminale de Tintin au Tibet (montrant les larmes du yéti) ou celle du Lotus Bleu (avec les adieux de Tchang) qui exhibe une émotion très forte. D’autres vignettes finales m’ont réjoui par leur humour crypté (l’oreiller abandonné par Barney Jordan à la fin de Tonnerre sur Coronado),  leur poésie (l’exclamation finale de Caïn dans la Ballade de la Mer Salée) ou leur savant decrescendo (un simple paysage au bord de la mer dans le Dieu Sauvage), mais la case la plus mémorable a été dessinée par Edgar P. Jacobs. C’est à nouveau une dernière image, et elle se trouvait à la fin du Mystère de la Grande Pyramide pendant les années 60. Son histoire est plutôt compliquée, mais avant de la commenter, je vous montre d’emblée comment se présentait la dernière page de mon album.


Vue isolément, cette image plate offre bien peu de charme et elle doit probablement vous surprendre. Elle reproduit de façon presque photographique les fragments d’un papyrus égyptien, et l’auteur y ajoute une traduction des hiéroglyphes en dessous de l’image. Elle est entourée d’un cadre décoratif qui contient un commentaire faussement innocent : « Voici, tel qu’on peut le voir reconstitué au musée du Caire, le fameux papyrus de Manéthon qui se trouve à l’origine du Mystère de la Grande Pyramide. »  Cette information semble banale et j’ai autrefois pensé que ce n’était qu’un de ces multiples détails que Jacobs avait introduit pour étoffer le réalisme du récit. Maintenant, si vous ouvrez l’album qui se trouve dans votre bibliothèque, il est peu probable que vous y retrouviez cette image. Pour expliquer cette absence, je vais devoir me livrer à un petit rappel chronologique. Voici donc en « deux mots » (pour paraphraser Jacobs) l’histoire de cet album.

 

Publié dans le journal Tintin d’avril 1950 à mai 1952, le Mystère de la Grande Pyramide est édité en album par les éditions du Lombard. Le tome 1 parait en octobre 1954 avec de légers remaniements, Jacobs y ajoutant une longue introduction (les fameux « deux mots ») ainsi que 4 illustrations en pleine page. De plus, il en modifie les dernières pages en supprimant ou en redessinant quelques vignettes. En septembre 1955,  le tome 2 sort également avec de petites modifications, dues au perfectionnisme de l’auteur, et le récit se conclut avec cette image bien connue.


 
Mais où se trouve donc cette fameuse page avec le papyrus de Manéthon ? Elle n’apparaît que plus tard, dans la réédition de 1959 qui regroupe en un album les deux tomes du récit. Jacobs y modifie à nouveau quelques planches, en particulier la transition entre les deux parties qui, dans cette nouvelle adaptation deviennent séparées par un délai de trois mois. Une vignette inédite fait la jonction entre elles, et elle montre Mortimer au volant d’une voiture.


 
Comme de nombreux lecteurs des années 60, j’ai découvert le Mystère de la Grande Pyramide dans cet album remanié. Passionné par cette histoire, j’y ai recherché la réalité qui se cachait derrière la fiction. Il était assez facile d’identifier des faits historiques (l’existence de Manéthon ou d’Akhenaton) ou de reconnaître quelques inventions manifestes (la persistance de prêtres qui se consacrent au culte d’Aton), mais qu’en était-il de cette fameuse chambre d’Horus ? Si l’on croyait Manéthon, dont le manuscrit « reconstitué au musée du Caire » était toujours visible, elle devait exister quelque part. Jacobs l’avait imaginée au sein de la Grande Pyramide, puis il avait emmené Blake et Mortimer à sa recherche, mais fallait-il douter des pièces qui affirmaient son existence ? Au début du récit, Mortimer discute longuement de cette chambre d’Horus avec le professeur Ahmed Rassim Bey, en contemplant la pierre de Maspero.

 Combien de lecteurs de Jacobs, incapables d’imaginer qu’elle était fictive, ont-ils cherché cette fameuse pierre, de même que le papyrus de Manéthon ? S’il semblait naturel de mettre en doute de l’existence d’une chambre cachée à l’intérieur de la Grande Pyramide, il n’était pas raisonnable de contester le papyrus que l’auteur analysait d’une façon si convaincante. C’est ainsi qu’il a été désespérément recherché par des touristes qui exploraient le musée du Caire, et il est probable que j’aurais fait  de même si j’avais visité l’Egypte pendant les années 60.

 

Je n’ai pas pu conserver cet album unique de la « Grande Pyramide ». Mon frère avait la fâcheuse habitude de prêter nos BD et ses amis les rendaient rarement. J’ai racheté plus tard l’édition de 1969, qui est à nouveau séparée en deux tomes et qui reprend la pagination originale. Disparue, la conclusion au sujet du papyrus, et retour à l’image du cheik Abdel Razek ! Cette différence me troublait. Qu’étaient devenues cette page explicative et cette vignette montrant le papyrus reconstitué ? Cette case si convaincante me restait en mémoire comme une image fantôme. Je l’ai longtemps et désespérément recherchée dans d’autres albums plus tardifs.

Je ne sais plus comment j’ai appris que la chambre d’Horus n’existait pas, et que ce papyrus était une invention d’Edgar P. Jacobs. C’est survenu pendant les années 70, et je me sentais à la fois admiratif et déçu. En visitant le musée du Caire en 1981, l’affaire était depuis longtemps éclaircie, mais tout en sachant que j’avais été mystifié, je me demandais s’il n’existait pas tout de même quelques traces de cette histoire. C’est ainsi que je me suis retrouvé à examiner avec intensité certaines pierres, au cas où … l’une d’entre elle ressemblerait à celle de Maspero … qui sait …

 

Je n’ai jamais retrouvé l’album de mon enfance, et j’ai même pensé que je ne reverrai plus cette image mythique. Et puis, je l’ai redécouverte vingt ans plus tard, grâce à la monographie de Claude le Gallo, intitulée « le Monde d’Edgar P. Jacobs ». La case y était bien semblable à celle de mes souvenirs, mais je m’étonnais de la banalité de son apparence. J’y découvrais un curieux mélange de simplicité et de malice (pour ne pas dire de fourberie), qui ne correspondait pas à l’enthousiasme naïf que je gardais en mémoire.

 

Aujourd’hui, il semble facile de comprendre ma fascination pour cette vignette. Il y a d'abord son existence éphémère, puisqu’après l’avoir imposée dans l’album, l’auteur l’a reniée quelques années plus tard. Elle symbolise aussi cet enthousiasme communicatif pour l’archéologie, et cette manière hypnotique de nous entraîner dans une exploration de l’antiquité égyptienne. On y retrouve surtout ce discours passionné, qui noie le lecteur sous un flot d’informations incertaines, souvent véridiques, et cet énorme effort de documentation qui a précédé la réalisation de la BD. C’est d’ailleurs cette érudition flamboyante qui donne cette force persuasive aux récitatifs de Jacobs. Ce pouvoir de conviction est encore accentué par ce ton unique, je dirais même cette « musique » qu’il apporte à ses textes. Elle correspond probablement à une technique théâtrale car selon certains témoignages, Edgar P. Jacobs était non seulement un conteur mais aussi un acteur qui savait jouer de la voix, imiter, convaincre, voir même envoûter son visiteur. On retrouve ce talent de comédien dans le texte qui accompagne l’image du papyrus, car l’auteur se livre bien à une sorte de tromperie en présentant sur un mode documentaire une hypothèse de son invention. Le lecteur sait bien sûr qu’il s’agit d’une œuvre de fiction, mais au milieu de ces exposés sur l’histoire de l’Egypte et de ces débats sur des pièces archéologiques, il n’est plus possible de discriminer le réel de l’imaginaire. La case consacrée à la pierre de Maspero est à ce titre exemplaire.

Après avoir vu cette image, comment croire que cette fameuse pierre est inventée par Jacobs ? Pour ma part, j’ai cru pendant 20 ans qu’elle existait et en apprenant son caractère fictif, j’ai ressenti avant tout de l’incrédulité. La force des images (et de leurs commentaires) était plus convaincante que la réalité. Pour qualifier l’auteur qui emporte ainsi son lecteur dans un monde fictif, il me vient tout naturellement à l’esprit d’utiliser le terme de génie.

 

Ce génie de Jacobs s’explique ainsi par son enthousiasme, son sens du théâtre et sa capacité à s’immerger dans son sujet, mais il existe encore une autre composante, liée cette fois à son dessin. Il est notoire qu’il ne dessinait pas avec rapidité, et qu’il retravaillait avec obstination et méticulosité les gestes, les postures ou les décors afin d'obtenir une véritable mise en scène. Il partait souvent d’une image réelle ou d’une photo dont il cherchait à extraire les lignes essentielles, puis il y ajoutait un discret travail d’arrangement, et ces images banales trouvaient une signification étrange, qui renvoie le lecteur à la fois au monde réel et à la fiction. Comment comprendre la force étrange de ce dessin qui n’est en fait que strictement figuratif ? On peut bien sûr évoquer son interminable travail de correction, ou constater cette volonté de donner une certaine vérité à l’image. Les transformations qu’y introduit Jacobs sont en fait discrètes, mais à la fin de ce processus, elles correspondent à son rêve ou à son univers. En apparence, ces images appartiennent à la réalité, mais en fait, elles sont totalement imaginaires.

 

Jacobs entretenait un curieux rapport avec le dessin et cela me rappelle une anecdote racontée par Jacques Martin. Je l’ai entendue de sa voix et elle est aussi rapportée par Michel Robert dans La voie d’Alix, un livre d’entretien publié en 1999. Je reprends dans ce livre le récit de l'auteur d'Alix qui nous révèle une facette inattendue du talent de Jacobs : « les éditions du Lombard, à l’occasion du 25e anniversaire du journal Tintin, avaient invité le jeune prince Philippe de Belgique à une séance de dédicaces dans les locaux du gouvernement provincial de Bruxelles. Cinq dessinateurs avaient été contactés, dans l’ordre des préséances : Hergé, Vandersteen, Jacobs, moi et Cuveler. Le jour du cocktail, nous étions donc rangés dans cet ordre, derrière une longue table, dans une sorte de box, en attendant le cortège officiel. Le jeune prince est apparu, entouré des personnalités habituelles. A instant, Edgar s’est penché sur sa mallette et a sorti un très beau dessin qu’il avait réalisé chez lui. Cela représentait Blake et Mortimer en couleur, qui saluaient de la main en en disant « hello Monseigneur nous sommes heureux de vous saluer à l’occasion des 25 ans du journal Tintin ! » Ce travail était cerné de très beaux traits de couleurs différentes dont un doré, je m’en souviens. Comme je m’esclaffais sur cette dédicace qu’il était apparemment le seul à avoir préparé, on a entendu le jeune prince dire à Hergé : « Non, pas la tête de Tintin, la fusée ! » Affolé, Edgar s’est tourné vers moi et m’a dit : « Mais, il ne prend pas ce qu’on veut ; que vais-je faire ? » Embarrassé, je lui ai répondu qu’il devait essayer poliment de devancer le désir du jeune prince en lui poussant le dessin dans les mains. Toutefois, cela ne s’est pas passé comme cela car après avoir réclamé la couronne du prince Riri à Vandersteen, il a bien entendu demandé à Jacobs l’Espadon, en refusant le dessin en couleur. Abasourdi, Jacobs a grommelé en se penchant vers sa mallette : « L’Espadon ! L’Espadon … Heu, je vais voir. » Et il a tiré de son attaché-case un album de l’Espadon et a commencé à dessiner en copiant sur son livre. Etant donné que cela durait, le cortège est arrivé à ma hauteur. Le jeune prince m’a demandé la tiare d’Oribal, que j’ai dessinée en quelques instants, puis à Cuvelier un cheval, que celui-ci a exécuté de manière magistrale, d’un seul trait, en commençant par la queue … Une demi-heure plus tard, alors que nous en étions aux petits fours, Hergé est venu me voir et m’a dit : « Regarde, le pauvre Edgar est perdu dans son Espadon ! » En effet, le malheureux était toujours à la même place en train de copier son célèbre avion. Il n’en finissait pas. Devant ce spectacle, j’ai fait remarquer à Hergé que l’ami Paul avait dessiné un cheval de manière sensationnelle, ce, à quoi il a répondu : « D’accord, mais dans cinquante ans, Cuvelier ne sera peut être pas considéré comme un grand auteur de bande dessinée alors que l’ami Edgar sera jugé comme un grand bonhomme. »

 

Il y a environ 40 ans que ces événements se sont déroulés et, même si Cuvelier n’est pas complètement oublié, les lecteurs actuels semblent donner raison à Hergé. Je ne pense pas, comme pourrait l’insinuer cette anecdote, que Jacobs était un dessinateur limité par une technique insuffisante. Il existe d’ailleurs des témoignages, comme celui de Viviane Quitelier, qui affirment le contraire. Dans la biographie de Benoit Mouchard et François Rivière  (La damnation d’Edgar P. Jacobs, page 224), elle déclare que « son coup de crayon était extraordinaire, pour faire un croquis, sa main allait très vite, les traits étaient exécutés très légèrement, avec souplesse, en repassant plusieurs fois, tout en variant quelque peu la forme, un peu allongé ou un peu plus rond. En revanche, lorsque le dessin prenait forme sur la planche, le mouvement de la main devenait beaucoup plus lent. Chaque trait était minutieusement dessiné, d’un seul geste, et avec beaucoup de maitrise. » Ce qui ralentit donc Jacobs, ce n’est probablement pas sa difficulté à dessiner, mais bien sa volonté farouche de transformer l’image, et de nous faire croire à quelque chose qui n’existe pas. On peut bien sûr évoquer son perfectionnisme insatisfait et sa recherche incessante du détail supplémentaire, destinée à amplifier l’impression de véracité, mais il y a surtout cette production d'une ambiance unique, de cet « hyperréalisme » que ses successeurs n’ont jamais vraiment retrouvé. Je pense ainsi qu’au cours de ces nuits entières pendant lesquelles il cherchait à terminer ses pages, il se produisait une alchimie de l'image.  En redessinant le geste d’un personnage ou en hésitant sur son coloriage, il affirmait son style propre et obtenait cette touche unique, cette image idéale qui devait correspondre à sa vision. Le génie d’Edgar P. Jacobs, c’est cette volonté inépuisable de redessiner la même scène jusqu’à ce qu’il lui ait imposé sa marque personnelle, et qu'il obtienne ce dessin emphatique et élégant, qui est à la fois une minutieuse reproduction du réel et un décalage malicieux de la vérité.

 

Aujourd’hui oubliée, cette case disparue a hanté mon enfance. Elle a d’abord nourri mes rêves, lorsque je relisais « l’album unique » et que j’espérai la contempler un jour au musée du Caire, de mes propres yeux. Elle est ensuite devenue une image fantôme, en ayant disparu de l’édition suivante du Mystère de la Grande Pyramide. Pendant des années, seule ma mémoire pouvait en reproduire l’aspect et je me demandai si, finalement, je ne l’avais pas imaginée. Plus tardivement, je l’ai retrouvée avec une certaine déception, parce qu’elle paraissait plus terne que dans mes souvenirs, et parce que je me rendais compte à quel point j’avais été naïf. Aujourd’hui, je me suis réconcilié avec cette image ordinaire qui m’apparait maintenant exemplaire du monde de Jacobs, de sa théâtralité trompeuse, de son discours scientifique construit sur de vieux rêves, de ses réflexions savantes qui conduisent à l’irrationnel, et de cette poésie qui nait de la banalité du détail.

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15 janvier 2009 4 15 /01 /janvier /2009 11:07

Une fois de plus, j’ai découvert en janvier la sélection du festival d’Angoulême et je suis plongé dans un abîme de perplexité. Calfeutré dans mes habitudes de lecteur qui me poussent vers mes auteurs favoris et débordé par la prolifération de nouveautés, je n’ai encore une fois lu qu’une ridicule minorité de ces albums qui ont été repérés par un jury d’experts. Suis-je en train de passer à côté de l’essentiel ? Faut-il lire à tout prix cette quarantaine d’œuvres distinguées, que j’ai ignorés sur les rayons des librairies ou dont je n’ai même jamais entendu parler ? Le projet naïf de suivre les nouvelles BD intéressantes devient une activité à plein temps, voir peut être même une utopie. Je suis maintenant dépassé par cette tâche monumentale qui prend la dimension d’un travail d’Hercule.

 

Et si l’essentiel était ailleurs, parmi les milliers d’œuvres non sélectionnées, chez ces auteurs qui nous parlent simplement et intelligemment d’aujourd’hui, sans faire de nombrilisme ou virtuosité gratuite ? Il y a ainsi Peggy Adam, dont on parle peu même si son album Luchadoras a été retenu en 2007 dans la liste des essentiels d’Angoulême. Sans être une inconnue, cette dessinatrice appartient encore à la catégorie des auteurs que l’on pourrait qualifier de confidentiels. Lorsque j’ai découvert par hasard un de ses livres,  il y a 2 ans, j’ai d’abord été frappé par l’esthétique de la maquette. J’aimais l’originalité discrète de la couverture et la délicate bichromie qui enjolivait les dessins, et c’est finalement par attrait de l’inconnu que j’ai acheté le deuxième album de Peggy Adam, intitulé  Plus ou moins … l’Eté.

Ce n’était cependant pas la meilleure manière de découvrir cette mini série. J’ai vite compris qu’il fallait commencer par l’album consacré au « Printemps », qui présente les personnages et explique les liens qui se sont tissés entre eux.

 Dans une cité du 21ème siècle où la vie semble facile, plusieurs femmes proches de la trentaine travaillent, font la fête, fréquentent des hommes et se posent des questions. Elles sont arrivées à l’âge où il faut faire certains choix : maternité ou carrière, liberté sexuelle ou fidélité, romantisme ou réalisme ?

Originaire de la Guadeloupe, Marie la brune pose nue devant les élèves d’une école de dessin. Elle est insatisfaite de ce travail et vit avec Paul, son amant qui se révèle jaloux et indécis. Elle lui cache qu’elle est enceinte et hésite à se faire avorter.

Petite et boulotte, la blonde Vera travaille dans un théâtre où elle s’occupe des relations publiques. Elle lit Choderlos de Laclos, s’identifie à Madame de Tourvel et rêve de rencontrer le grand amour. Elle perd son emploi après avoir été victime d’une tentative de mobbing.

Bellâtre, bisexuel et sans cœur, Joao couche avec l’une puis avec l’autre, et accumule les conquêtes faciles. Il ne travaille pas et vit avec Josie, un transsexuel mexicain qui rêve de se faire confectionner un vagin. Joao louvoie entre hommes et femmes, avant de suivre son amant dans un long voyage révélateur à travers le Mexique.

Le premier album du « Printemps » nous raconte ainsi les marivaudages anxieux et les dérives insouciantes de ces trois personnages, qui semblent privés de toute ambition. Peggy Adam montre avec finesse les petites misères de la liberté sexuelle, telles que les consultations chez le gynécologue ou les déprimes solitaires qui succèdent aux moments de fête. Dans cette suite de scènes issues de la vie ordinaire, les héroïnes dialoguent avec franchise et on découvre progressivement leurs rêves, leur versatilité, leur honnêteté et leurs déceptions. Par moment, elles affrontent les contraintes sociales et le ton du récit devient plus féministe. La description acide du pouvoir des médecins ou de la morale dominante nous renvoie de manière implicite aux idées de Simone de Beauvoir.

Le récit de « l’Eté » marque un temps de pause dans les aventures des deux héroïnes, en mélangeant la gravité et l’humour. Marie et Vera partent au bord de la mer pour fuir leurs problèmes. Chez leur amie Sylvie, elles font connaissance avec Léon, un petit garçon atteint d’un cancer, mais aussi avec Tom, son amant sournois et infidèle (qui tourne autour de Vera) ou avec Celestino, un italien impécunieux qui n’a pas de quoi payer son train. Marie a quitté  Paul et s’interroge sur sa grossesse tandis que Vera tente d’oublier ses déconvenues. Peggy Adam restitue avec acuité cette paisible cette vie estivale désœuvrée, et cette ambiance balnéaire qui n’est paisible qu’en apparence.

Pendant « l’Automne », Marie part en Guadeloupe visiter sa famille, avec l’espoir de retrouver son identité. Elle fait connaissance avec Ganapati, un jeune hindou optimiste qui tombe amoureux d’elle. De leur côté, Joao et Josie traversent le Mexique, découvrent la Fête des Morts et ce voyage culturel les amène au bord de l’affrontement.

Vera se fait teindre les cheveux et finit pas obtenir un emploi dans un grand magasin par l’intermédiaire de Tom, mais celui-ci la dénonce au directeur pour une faute minime. Elle est victime d’un chantage et dénonce à Sylvie la perfidie et les infidélités de Tom. Ce dernier surprend Vera chez elle, l’assomme dans sa baignoire et le récit se termine sur une image énigmatique. Est-elle morte ? Il faudra attendre la publication de « l’Hiver », dernier tome de la série pour le savoir !

Derrière leur frivolité apparente, les récits de Peggy Adam ressemblent à un documentaire car ils dévoilent de façon précise les travers intimes de la société occidentale. Sans chercher à donner d’explication, l’auteure propose une suite de scènes, tantôt ironiques et tantôt réalistes, qui raconte l’évolution de personnages dont la quête hédoniste parait sans espoir. Chaque séquence est soutenue par des dialogues simples et percutants, en s’inspirant de situations qui semblent ordinaires. En fait, l’habileté de la narratrice lui permet de dépasser la banalité du quotidien, et elle réussit à créer une tension bienvenue dans cette suite de rencontres et de coucheries sans lendemain. C’est probablement parce que l’intérêt se focalise rapidement sur des personnages qui sont construits avec finesse, qui sont d’emblée bien vivants et en quête de l’essentiel.

Cette façon de raconter la vie réelle renvoie à d’illustres précurseurs. Dans l’album du « Printemps », Peggy Adam semble se référer aux Liaisons Dangereuses. Il me semble que l’on retrouve dans ses intrigues le cynisme, l’égoïsme, l’immoralité ou même et la férocité qui animent certains personnages de Laclos.

Toutefois, c’est une œuvre moins connue qui m’est revenue en mémoire tandis que je relisais « Plus ou moins ... », et elle n’appartient pas au genre littéraire mais plutôt au cinéma. Cette chronique des mœurs citadines, cette description désenchantée d’une société hédoniste, cette suite de rencontres inabouties et d’expériences sexuelles amères m’ont fait penser à l’univers romantique de Jean Eustache. Dans son film La maman et la putain, on retrouve en effet la même tension qui se dissimule derrière l’ironie, et le même style qui transfigure la crudité et la simplicité du quotidien. La dessinatrice et le cinéaste partagent la même tendresse pour leurs personnages, tout en présentant impitoyablement leurs errances ou en évoquant avec pertinence la dureté des relations sociales et la solitude des individus. Le ton sec de Peggy Adam se distingue toutefois du pessimisme ombrageux de Jean Eustache, et son récit reste empathique avec les malheurs de ses héroïnes. Ni mamans ni putains, elles paraissent prisonnières des rêves qu’elles pensent retrouver dans la réalité. C’est ainsi qu’après la recherche initiale du plaisir que racontent  le « Printemps » et « l’Eté », le récit semble les diriger vers une quête de vérité. Les aimables apparences s’effondrent, et Vera est poursuivie par la malchance, tandis et Marie découvre la réalité de ses relations avec sa mère.

Le dessin se distingue par sa simplicité enfantine et son absence de volume, mais il possède une efficacité descriptive et une distance ironique qui lui donnent du style. Les personnages sont bien typés, les physionomies sont riches en expression, et Peggy Adam sait introduire les détails nécessaires qui explicitent avec finesse leurs sentiments. Les décors ne sont souvent qu’esquissés, mais la dessinatrice compose aussi des plans généraux qui évoquent avec justesse l’ambiance des lieux. En visitant son site, on peut d’ailleurs découvrir quelques travaux préliminaires qui lui ont servi pour ses BD (voir les carnets de dessins ramenés de la Guadeloupe ou de Jard sur Mer). Avec une mise en page sans fioriture inutile, qui utilise trois bandes par planche, elle introduit un grand nombre des vignettes qui renforcent la densité du récit. Enfin, il y a cette bichromie intelligente qui révèle l’élégance inattendue de certaines cases, et cette décoration au style léger équilibre de façon harmonieuse la rudesse de l’intrigue.

 Je sais peu de choses sur Peggy Adam dont je n’ai pas trouvé la moindre interview sur le Web. Il n’existe pas d’étude fouillée de son œuvre, en dehors d’une chronique de son album Luchadoras chez Du9. Elle a suivi des cours de BD à Angoulême et ses premières œuvres y ont été mises en ligne sur Coconino Village et sur BD Sélection. J’ai retrouvé un petit article publié en 2002 (par un journal de Poitou-Charente) où elle avoue son intention d’exprimer un univers personnel grâce à la bande dessinée, et cette page nous permet surtout découvrir son visage. Elle a participé à Comix 2000, créé diverses affiches, illustré de nombreux livres pour enfants, et publié quelques dessins de presse. Quelques unes de ses BD ont été publiées dans Bile Noire ou dans des albums collectifs, et on peut découvrir sur son site Web des illustrations ainsi que de courtes bandes dessinées. Quand elle ne dessine pas, Peggy Adam confectionne de curieuses peluches que l’on peut découvrir sur le site Minisolex. C’est actuellement peu de choses, mais j’espère que les critiques professionnels s’intéresseront bientôt un peu plus à cette artiste.

 

Voilà ! Loin des albums essentiels d’Angoulême ou des superlatifs des critiques, il y a des œuvres personnelles et indispensables qui nous ramènent aux passions du quotidien. Peggy Adam appartient à cette dernière catégorie et ses débuts sont prometteurs. J’attends avec impatience la fin de « Plus ou moins.. », et cela m'intéresse d'ailleurs plus que le prochain grand prix d’Angoulême mais … il faudra quand même que je m’intéresse à cette fameuse liste. On devrait tout de même pouvoir y trouver quelques lectures intéressantes, en fouinant un peu !

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4 janvier 2009 7 04 /01 /janvier /2009 09:02

Avec la destruction symbolique de son « méchant », Franquin a désamorcé le danger que pouvait représenter le zorglhomme nostalgique. Ce dernier nous apparaît plus ridicule que dangereux, mais cette perte d'intensité dramatique permet à l'auteur de mieux développer le comique des situations. Au milieu de l’abondance des gags, il s’ingénie aussi à créer un semblant de danger et introduit de faux suspense en fin de page. Il multiplie les exclamations et les cris, et lance le lecteur sur de fausses pistes. Franquin joue avec les codes narratifs et semble bien s’amuser, mais on a l’impression que l’intrigue ne mène nulle part. Spirou et Fantasio pouponnent, et le marsupilami fait la tête.

 Franquin savait-il où il allait ? Dans son livre d’entretien avec Sadoul, il avoue que non et déclare ceci : (Au début de l’histoire) « ce sont des gags de Gaston, c’est sûr. Et je m’amusais follement, tout en ne sachant pas ce que j’allais faire de cette histoire. Mais j’ai très vite su, j’ai vite compris que ça tournait mal ! Exactement à la cinquième case de la page 7. Cette case, je m’y suis encore amusé, les petits cochons marrants, la bagnole qui se dirige vers Champignac, les héros qui évoquent le bon vieux temps … et dès l’image suivante, je n’ai plus su du tout ce qui allait se passer, j’ai calé, tout simplement parce que je me retrouvais à nouveau dans les « champignaceries » et que ça me coupait mes moyens ! … Alors, j’étais vraiment malade de devoir continuer cette série, et ma femme avait dû dire à Peyo que je filais du mauvais coton, aussi est-il venu me proposer une sorte d’accord. (…) Aussitôt dit, aussitôt fait, j’ai rejoint l’équipe Peyo avec qui j’ai collaboré à l’épisode Les Schtroumpfs contre le Cracoucass. J’ai donné quelques idées, j’ai même dessiné le fameux oiseau et trouvé son nom, et ils ont collaboré à Panade. »

 

La collaboration de Gos et de Peyo donne à Franquin un nouvel influx, et c’est ainsi qu’après une dizaine de pages consacrées au pouponnage de Zorglub, le marsupilami se fâche. Il donne un coup de pied sur le landau et le récit redémarre. La poussette dévale la pente avant d’être emportée par le zorglhomme.

 Une poursuite s’engage et Franquin la dessine avec énergie. Spirou et Fantasio courent, sautent et tombent tandis que le zorglhomme fige les passants avec son rayon paralysant. Tout en accumulant les gags, le dessinateur strie ses cases avec de multiples lignes de mouvement et déforme les corps de ses personnages qui paraissent fabriqués en caoutchouc. Même la Mercedes que conduit le zorglhomme devient courbe en prenant les virages.

 L’intrigue semble parfaite, puisque Spirou et Fantasio doivent retrouver Zorglub et neutraliser le zorglhomme. « Panade » pourrait redevenir un récit d’aventure comme les précédents, mais il reste un dernier changement, graphique celui-là, qui distingue définitivement l'album du reste de la série. Le dessin est plus agressif (j’y reviendrai) mais surtout, le rythme des vignettes n’est plus le même. On pourrait appeler cela un « changement de syntaxe », car le lien entre les images devient différent. Je vais essayer de l’illustrer en reprenant une séquence classique du Spirou des années 50. Franquin mettait alors tout son art au service de l’intrigue et se contentait d’un dessin assez sobre. On peut le vérifier dans cette séquence tirée du Voyageur du Mésozoïque, qui montre Spirou en train de sauver un œuf de dinosaure, ce qui le conduit à faire un saut acrobatique.

 Cette suite d’images est un petit chef d’œuvre. Elle frappe par sa précision narrative mais aussi par l’énergie qu’elle dégage (malgré l’effet de ralenti que pourrait entraîner la multiplication des vignettes). Ce qui est tout aussi admirable, c’est qu’il n’y a aucune esbroufe dans ces dessins, mais simplement le plaisir de raconter en utilisant des figures précises. On peut aussi remarquer que Franquin utilise plus de sept images pour représenter un simple saut périlleux, et cette abondance de moyens démontre à quel point il se concentre sur l’action. Spirou est un héros bondissant et, afin de mieux suivre sa trajectoire, le dessinateur simplifie ses vignettes pour mieux illustrer le mouvement d’ensemble. Dans ce cas, on peut admettre que l’unité d’intérêt est d’abord la séquence. Franquin utilise en effet tout son art pour rendre fluide le passage de case en case, et pour créer un effet de mouvement proche du dessin animé.

 

Dix ans plus tard, lorsqu’il crée Panade à Champignac, sa manière s’est bien modifiée. Voici comment se présente une scène d’action, lorsque Spirou et Fantasio s’élancent à la poursuite du berceau de Zorglub.

Chaque image parait chargée d’une énergie qui lui est propre. Le lecteur saisit toujours avec facilité le mouvement d’ensemble (une course derrière la poussette) mais de multiples déplacement secondaires s’y ajoutent : Spirou tombe, une voiture surgit, Fantasio saute vers la gauche, Spirou roule vers la droite, et l’impulsion initiale devient presque désordonnée. Les personnages bondissent dans tous les sens, et l’œil s’arrête longtemps sur chaque vignette pour mieux en saisir les détails. La gestuelle extrême des personnages dépasse par moment les limites de la vraisemblance, et l’auteur parait s’en amuser. Chaque image, ou presque, contient un détail humoristique, et Franquin ne recherche plus la fluidité de lecture, mais plutôt l’exagération et la satire. A ce stade, l’unité d’intérêt n’est plus la séquence, mais tout simplement la case qu’il faut longuement contempler pour en saisir toutes la subtilité. Cette caractéristique me semble encore plus accentuée dans cette autre séquence où les images successives ne concernent pas qu’une seule action, car l’auteur raconte en parallèle plusieurs événements distants.

 Cette focalisation sur la case conduit Franquin à amplifier le perfectionnisme de son dessin. A la base, son graphisme semble réaliser un compromis entre l’expressionisme de la caricature et la rondeur du dessin animé. Pendant les années 50, il privilégie la simplicité des formes et la clarté du récit (tendance qui pourrait le rapprocher de la fameuse ligne claire), mais dès les années 60, ses vignettes deviennent plus complexes. Son trait apparaît plus griffé tandis qu’il force la gestuelle de ses personnages et qu’il dissémine de multiples détails caustiques dans ses décors. Au moment où il commence Panade à Champignac, il est surtout l’auteur de Gaston, série où chaque image est conçue pour être vue et revue de multiples fois. Il a ainsi choisi un graphisme nerveux, qui exige à la fois une simplification du contexte, un réalisme du décor, une énergie des gestes et le comique du détail. C’est ainsi qu’en illustrant cette longue poursuite derrière le zorglhomme, il multiplie les effets cinétiques, les chutes, les gestes excessifs et les grimaces de ses personnages.

 Dans certaines interviews, Franquin s’est reproché sa minutie et sa tendance à surcharger ses images. C’est ainsi qu’il déclarait en 1985 : « on ne peut pas perfectionner un dessin au-delà de ce qu’il doit être. Un dessin de bande dessinée doit rester très simple et très lisible. Et le danger avec moi est que, maintenant, je complique et mets une foule de détails pour plaire au lecteur. » Dans Panade, il parsème ses vignettes de ces fameux détails qui, loin d’être superflus, deviennent des allusions ironiques ou nostalgiques. J’aime par exemple cette image qui montre les héros traversant à toute vitesse le village de Champignac. On y retrouve Petit Noël, son héros d’un mini-récit, mais aussi une affiche de Tintin, et encore un petit garçon malicieusement figé par la zorglonde au moment où il volait une pomme, ou enfin un vendeur se tenant devant la porte d’une boutique nommée « Schtroumpf », que le rayon paralysant a rendu ironiquement tout bleu.

 Franquin a également le don de créer des silhouettes inoubliables. On découvre ainsi plusieurs personnages secondaires intéressants dans Panade à Champignac comme l’agent Bambois, le commissaire et son adjoint Lapelure, et surtout le comte Adhémar des Mares-en-Thrombes (ah, ces noms trouvés par Delporte), collectionneur distingué de vieilles automobiles dont on perçoit instantanément la personnalité timide et obsessionnelle.

 Œuvre hybride dont le style semble hésiter entre les aventures de Spirou et les gaffes de Gaston, Panade à Champignac m’apparaît aujourd’hui comme un moment révélateur de la tension qui habitait son auteur. Loin d’être un artiste enjoué, Franquin est en effet (de son propre aveu) un dessinateur anxieux, exigeant et insatisfait, qui se soucie constamment de renouveler sa manière. Il se soumet aux exigences de son éditeur mais cherche à préserver son intégrité, et slalome donc avec malice et habileté entre les contraintes de son cahier des charges et ses propres ambitions graphiques. Les pages qu’il dessine possèdent une impressionnante énergie, et cette dernière image me parait exemplaire. Elle pourrait être une métaphore de sa propre situation.

 Je comprends maintenant pourquoi, en tant qu’enfant, je n’aimais pas cette suite d’images nerveuses et sophistiquées qui remplacent la lisibilité de l’action par la finesse des gags, qui invitent à la contemplation du dessin plutôt qu’à une avancée dynamique du récit, et qui troublent la fluidité de la lecture en multipliant les détails secondaires et humoristiques. J’avais raison d’y voir la décadence du récit d’aventure mais j’avais tort d’être hermétique à l’intelligence et l’humour de ces images. J’ai découvert avec émotion que Franquin se souciait beaucoup de la seconde lecture, et le plaisir que j’ai éprouvé à relire cet album résulte d’une intention très précise de sa part. En parlant de ces fameux détails insérés dans ses vignettes, il précisait bien en 1982 que « c’est pour donner du plaisir à la relecture. Il y a toujours quelque chose qu’on n’a pas vu et qui, à la troisième fois, fait rigoler. C’est aussi un signe de mon angoisse : je crains de ne pas faire rire, alors, j’ajoute et je ré-ajoute des gags pour être sûr… Un album de BD doit être surprenant à chaque fois qu’on l’ouvre ». Ce perfectionnisme nous permet aujourd’hui de savourer cet album, d’en parcourir les pages dans le désordre, de ne pas se préoccuper de la chronologie du récit, et de retrouver avec jubilation l’humour permanent et l’inventivité graphique qui ont rendu inimitable son auteur.

 

Ayant terminé cette histoire, Franquin est resté encore officiellement plusieurs mois l’auteur de Spirou. Il avait un vague projet de récit (qui faisait réapparaître Zorglub) mais repoussait autant qu’il le pouvait sa mise en œuvre. Voilà comment il raconte ces moments (toujours dans le livre de Sadoul): « C’est une histoire qui m’a tourmenté beaucoup, qui m’a empoisonné des mois, pour ne pas dire des années. Et un jour, j’étais avec Liliane dans un hôtel de la côte belge, où je trainais lamentablement mon boulet et mon cas de conscience, et au cours d’un repas, brusquement, j’ai regardé ma femme et je lui ai dit : Tu sais quoi ? Je vais leur dire que je ne dessine plus Spirou ! (…) J’ai pris cette décision. Je la leur ai annoncée quelques jours après, et je me suis senti libéré d’un grand poids ».

 

Faire un choix honnête, c'était aussi simple que cela ! Franquin en avait besoin pour retrouver une sensation d’intégrité dans son métier.

 

Il était enfin sorti de la panade.

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3 janvier 2009 6 03 /01 /janvier /2009 14:20

A une époque où Franquin est sacralisé, où le moindre de ses croquis est religieusement collectionné, où ses dessins de monstres sont imprimés dans de beaux albums et ses « doddies » recueillis dans de luxueuses éditions, il vous paraîtra incroyable que j’aie pu faire la fine bouche devant certaines de ses œuvres principales. Mais voilà, il faut bien l’avouer, il existe certaines histoires de Spirou qui ne m’ont pas beaucoup plu pendant ma jeunesse. Parmi ces albums que j’ai dédaignés au moment de leur sortie, il y a en particulier Panade à Champignac.

 D’aussi loin que je me souvienne,  les critiques ont toujours considéré cet album comme une réussite. Franquin y parodie les artifices de sa série et prend congé avec ironie de son personnage. Située dans un château où il n’apparaît pas de danger réel, cette aventure pleine d’humour semble déconstruire les mécanismes habituels du suspense et on la considère aujourd’hui comme une sorte d’équivalent des Bijoux de la Castafiore. L’auteur y dessine des séquences d’une drôlerie irrésistible et cet album a mérité les éloges unanimes qui ont suivi sa publication mais malgré cela, l’intrigue ne m’a jamais vraiment convaincu. Dès la première lecture dans le journal, j’ai eu le sentiment que loin d’être un récit maîtrisé, cette œuvre était au contraire une tentative hasardeuse et un essai désespéré de renouvellement. Contrairement à Hergé qui réalise avec les « Bijoux »  une comédie de caractère et qui réussit à approfondir son univers, Franquin me semble chercher sa manière dans la « Panade ». Son intrigue alterne les moments de suspense et de parodie, ridiculise ses personnages et finalement se perd dans un processus qui ressemble à une autodestruction. En fait, j’ai toujours pensé que dans cet album, ce ne sont pas Spirou ou le comte de Champignac, mais plutôt Franquin qui s’est retrouvé « dans la panade ».

 

Lorsque je regarde ma bibliothèque et que j’y inspecte ma série d’albums Spirou bien alignés et toujours en bon état, je réalise que ces livres ne sont que rarement « d’origine ». Comme la plupart des livres d’enfant, mes premiers albums ont été manipulés sans précaution, abîmés, déchirés, démantibulés, rapiécés avec du scotch et, après qu’ils se soient éparpillés en plusieurs morceaux, remplacés par des éditions plus récentes. Il reste peu de « Spirou à dos rond » dans ma collection mais il y a tout de même Panade à Champignac, un vieil album presque immaculé, à la couverture pelliculée toujours brillante et aux pages non écornées. Le dos ne s’est même pas déchiré, preuve finale et accablante qu’il n’a presque pas été ouvert et qu’il est resté là pendant plus de 30 ans, mystérieusement intact et presque oublié.

 

C’est ce type d’album que j’aime aujourd’hui relire. J’y redécouvre souvent des trésors.

 

Pour Panade à Champignac, tout a commencé cependant de manière inhabituelle. En chinant chez un libraire de Lausanne, j’ai découvert dans les rayonnages un Spirou d’occasion dont la couverture m’était inconnue, présentant un format agrandi, et publié par les éditions Atlas pour accompagner une petite voiture de collection. L’agrandissement des pages et la vivacité des couleurs m’ont donné l’impression de lire quelque chose de nouveau. Je n’ai pas hésité à acheter ce nouveau livre pour me replonger avec délice dans cette histoire.

 Cela commence avec une scène de voiture que j’avais complètement oubliée. Elle est au fond assez méchante. Un camionneur contemple dédaigneusement la petite Honda que conduisent Spirou et Fantasio, et reçoit un coup vengeur du marsupilami en plein visage.

En apparence, ce n’est qu’un gag qui permet à Franquin d’utiliser la queue du marsupilami, mais cette agressivité envers un second rôle insignifiant m’apparaît aujourd’hui bien étrange. S’agit-il seulement d’un trait d’humour ? En fait, j’y soupçonne l’existence d’une colère rentrée, d’une violence qui ne peut s’exprimer que par le dessin. Panade à Champignac  est d’abord un festival d’humour, mais il y a aussi une satire et un humour grinçant qui correspondent à un virage dans l’œuvre de Franquin, et cela devient un moment destructeur. Le dessinateur revisite ses personnages avec un regard acide et on pourrait croire qu’il procède à un règlement de comptes. Victime des gaffes de Gaston, Fantasio est devenu acariâtre et il apparait continuellement en colère. Les gags se multiplient (on en trouve à chaque image) mais l’ambiance du récit est dominée par cette nervosité de tous les personnages.

A la sixième page, les héros quittent enfin l’univers de la rédaction, et on pourrait espérer que l’histoire va changer de style, qu’elle va retrouver le souffle de l’aventure. Franquin introduit quelques belles scènes champêtres et on sent venir le dépaysement.

 Il introduit ensuite une énigme et accumule les déclarations ambigües. On découvre des bruits inquiétants qui révèlent l’existence d’un mystère dans le château de Champignac.

Mais le suspense ne dure pas, puisque Spirou et Fantasio découvrent aussitôt Zorglub dans un parc à bébé, revêtu d’une couche culotte, et pleurant comme un nouveau-né. En fait, cette envie de remonter aux sources de son personnage est le véritable sujet de l’histoire, et Franquin semble maltraiter avec délice son maléfique savant.

 Cette agressivité a certainement un sens et pour l’expliquer, je vais vous imposer un petit rappel chronologique. Franquin rêvait en fait depuis longtemps de cette histoire, et il a même commencé à la dessiner tout de suite après avoir terminé l’Ombre du Z, en 1960. Voici comment il explique son idée initiale à Numa Sadoul, dans son fameux livre d’entretien publié en 1986.

 

« J’avais un projet relativement ambitieux qui était de montrer Zorglub à l’état de bébé, soigné par Champignac, puis se retrouvant progressivement aux différents stades de l’évolution normale, à des âges mentaux successifs, au fur et à mesure de la progression de son cerveau, jusqu’au moment où il redevenait dangereux. Par exemple, il retournait à l’école primaire, puis au collège etc.… Mais ce projet était trop ambitieux pour moi parce qu’il nécessitait trop de documentation. J’avais prévu de faire redevenir Zorglub dangereux d’une manière amusante : il allait à la pêche à vélo, comme un gamin et, un jour, on le voyait installer une petite dynamo sur le pédalier, la canne à pêche verticale devenait une antenne, et il se remettait à appeler sa base secrète existant encore … »

 

Ayant cette trame en tête, Franquin commence à dessiner une première version de la « Panade », qu’il intitule alors « QRM sur Bretzelburg ». Cela commence avec une série de gags. Le marsupilami avale un appareil de radio, comme si c’était un caramel, et s’enfuit en ville où il provoque une série de catastrophes. Sur le bandeau en titre du journal, le visage de Zorglub figure logiquement aux côtés de ceux de Spirou, Fantasio et Champignac, puisqu’il est véritable héros de l’histoire. A posteriori, je réalise que son expression ahurie dévoile déjà les intentions de l'auteur.

 Franquin est toujours resté évasif sur les avatars qui ont suivi ces premières planches, mais ils ont été raconté de façon précise par Greg (dans les CAHIERS DE LA BANDE DESSINEE  N° 47-48). Voilà ce qu’il nous dit: « Il avait donc dessiné quelques planches et était allé les porter à Dupuis. L’éditeur, très content, lui a dit : C’est bien, mais que va-t-il arriver ? Franquin lui a raconté l’histoire en commençant par « c’est Zorglub qui… » et Dupuis l’a arrêté par un « Non, Zorglub on vient d’en prendre deux histoires de suite, je n’en veux plus. » Franquin, pris au dépourvu, a fait un premier brain storming avec Peyo, Roba et Delporte. (…) Le lendemain, il m’a appelé pour me demander si je n’avais pas une idée. Il m’a raconté l’action des quelques planches qu’il avait dessinée, et j’ai eu le déclic. Pourquoi ne pas faire du transistor avalé par le marsupilami un émetteur-récepteur ? (…) J’ai ensuite trouvé l’histoire du petit roi enfermé dans son château qui correspond avec un radio amateur et du marsupilami qui, lui, émet des parasites. Ca a donné QRN sur Bretzelburg ».

 

Sans Zorglub, la  réalisation de ce nouvel épisode se déroule mal. Après avoir été relancé par le scénario de Greg, Franquin éprouve des difficultés à dessiner les décors du château. Dès la 20ème page, le journal ne publie plus que des demi-planches, puis le dessinateur s’arrête à la 26ème page. Voilà ce qu’il raconte à Numa Sadoul : « un jour, environ vers le milieu de l’histoire, j’ai fait une espèce de déprime parce que je me suis complètement bloqué du côté du dessin. (…) je me suis trouvé brusquement incapable de réaliser un décor, je me suis mis à tourner en rond pour faire les meubles d’une pièce, je n’ai plus senti le courant passer, et je me suis arrêté. ». Les lecteurs de SPIROU vont attendre plus d’un an avant de connaître la suite de l’histoire.

 

Malgré ces accidents de parcours, QRN sur Bretzelburg est une réussite totale. Cependant, un ressort créatif s’est cassé en réalisant ce petit chef d’œuvre, et Franquin attend trois ans avant de redessiner un nouvel épisode avec Bravo les Brothers. Cette farce charmante, qui met en vedette un trio de singes, n’est au fond pas une véritable aventure, puisque l’auteur nous propose une suite de gags situés dans le petit monde de la rédaction Dupuis, en présence bien sûr de l’inévitable Gaston. C’est en 1967 seulement (donc sept ans plus tard) que Franquin reprend son idée de raconter la « seconde enfance » de Zorglub. Il est alors devenu l’auteur à plein temps de Gaston et semble s’être détaché de ses autres personnages. Son histoire prend un ton sarcastique et on peut se demander ce qui l‘intéresse encore chez Zorglub ? Dans Panade à Champignac, l’auteur prend un malin plaisir à ridiculiser le savant en nous le présentant mal rasé et geignard. Le créateur des zorglhommes a perdu son élégance inquiétante tandis que Champignac lui donne le biberon, lui fait faire un rot, lui change ses couches puis le promène dans une poussette.

 Pourquoi Franquin détruit-il ainsi le personnage fascinant qu’il avait créé ? Il faut en effet rappeler combien l’apparition de ce scientifique inquiétant a donné à Z comme Zorglub ou à l’Ombre du Z une intensité dramatique que la série n’avait jamais pu atteindre auparavant. Emblème d’une modernité sans conscience aussi bien que scientifique gaffeur, Zorglub a été une des grandes créations du dessinateur. C’est en fait son meilleur « méchant », un véritable équivalent d’Olrik, de Rastapopoulos ou d’Axel Borg, un personnage qui peut créer de véritables situations à suspense. Charles Dupuis n’aimait pas Zorglub, et l’idée de sa réapparition pouvait représenter un geste de défi de la part de Franquin, mais il ne se contente pas de cela. Il dénature avec férocité l’image du savant et cette espèce de jeu de massacre me semble relever d’un autre phénomène. On sait aujourd’hui qu’il n’appréciait plus de dessiner Spirou et ce pensum a dû générer une sourde colère, celle justement que je décèle dans son dessin. Je crois qu’il y a aussi une rage qui le pousse à détruire l’univers qu’il a créé et ses personnages en souffrent. Le comte de Champignac apparaît ainsi fatigué et débordé, Fantasio est au bord de la crise de nerf et le marsupilami part bouder dans un coin, réduit à l’état de comparse. Couché dans son landau, Zorglub parait soudain réaliser cette situation, car un léger choc sur la tête lui permet de retrouver sa lucidité. On pressent qu’il pourrait être à nouveau redoutable, mais Franquin lui règle rapidement son compte.
                                         Suite 

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22 décembre 2008 1 22 /12 /décembre /2008 08:14

« Idéalement, la bande dessinée devrait être intraduisible dans un autre langage ». J’ai déjà cité cette phrase de Blutch dans une précédente chronique, et c'est la même idée qui m'a fait acquérir il y a un an ce livre d’apparence curieuse. Il était dessiné par un auteur inconnu, offrait au premier regard un dessin au style changeant et son contenu était difficilement résumable. Je l’ai feuilleté sans être capable d’y comprendre quelque chose, mais cet album me titillait. Il me fallait relever ce défi et c’est ainsi que j’ai acheté Trois Paradoxes.

 Dans une petite ville de l’Ohio, un dessinateur de BD est venu rendre visite à ses parents et il est perdu dans ses réflexions. Il pense à son voyage, à une femme qu’il doit bientôt rencontrer, et passe des heures devant sa table à dessin, en essayant difficilement de faire avancer sa prochaine BD. Il se promène dans les rues de son enfance, discute avec son père et se remémore certains événements de son passé. Aucun événement marquant ne survient pendant ce séjour, et les images de Trois Paradoxes nous racontent la journée ordinaire de Paul dans sa voiture, dans la rue ou chez ses parents, en suivant le fil continu de ses pensées qui oscillent entre le réel et l’imaginaire, le passé et le présent, la perplexité et la certitude.

 

Comment représenter par le dessin cet univers psychique mouvant, avec ses allers retours capricieux et ses inspirations soudaines, sans se perdre dans d’interminables explications ? Paul Hornschemeier choisit de multiplier les styles afin d’illustrer chaque domaine mental par un graphisme immédiatement reconnaissable. Il y a tout d’abord la bande dessinée que Paul est en train d’élaborer, et qui se présente sous la forme d’un crayonné en bleu. C’est d’ailleurs avec ces images qu’il commence son récit.

 Il y a ensuite les lieux où le personnage principal se promène, et qu’il photographie tout au long de son séjour. Ce monde quotidien et banal est dessiné avec un style que l’on pourrait qualifier de « réaliste », et il correspond à la manière habituelle de Paul Hornschemeier. On retrouve ce graphisme dans ses autres œuvres marquantes (comme Adieu Maman) et il est très influencé par Daniel Clowes.

Pendant  son séjour, Paul se rappelle d’une bagarre stupide qui l’avait opposé à un garçon plus costaud que lui. Les souvenirs d’enfance du dessinateur sont illustrés par un dessin simplifié et teinté de couleurs à gros grain, qui n’utilisent qu’une gamme limitée de rouges et de jaunes. Avec ce graphisme faussement naïf, Hornschemeier mélange l’enfance de son personnage et les comics strips qu’il lisait à la même époque.

Lors de sa promenade, Paul rencontre dans un magasin un homme qui a été victime d’un traumatisme laryngé. Il se souvient de cet ancien fait divers, et Hornschemeier nous raconte alors cet accident.  L'auteur reprend son dessin standard mais les couleurs y paraissent jaunies par le temps. Le papier lui-même prend la teinte brunâtre des fascicules qui ont été imprimés 30 ans plus tôt.

Tandis que Paul cause à son père, sa pensée est envahie par les fameux paradoxes de Zénon. Le récit s’interrompt à nouveau, et nos découvrons la couverture d’un vieux comic book intitulé « Zénon et ses amis ».

 Dans ce fascicule aux pages ébréchées, le papier est jauni et le dessin adopte un style enfantin. Les trois paradoxes nous sont racontés avec un ton familier et Zénon, Socrate, Parménide et Protagoras semblent provenir d’un campus américain. Leur débat philosophique ressemble à une lutte de pouvoir qui se déroulerait dans une cour d’école.

Paul se promène donc sur les lieux de son enfance. Il pense à sa situation actuelle, à son œuvre qui n’avance pas, à certains événements de son enfance, à la femme qu’il doit bientôt rencontrer. Il parle avec son père, mais cette conversation ne nous apprend pas grand-chose. Le dessin, en revanche, nous permet de suivre le cours de sa pensée.

Que viennent faire les trois paradoxes de Zénon dans ces moments de vie banale ? Ce sont à l'évidence des questions qui tourmentent le personnage, et qui s’ajoutent à ses autres incertitudes. Il est probable qu’ils ont aussi été un sujet de méditation pour Paul Hornschemeier qui (il faut le préciser) a fait des études de philosophie et de psychologie avant de choisir le dessin et la bande dessinée. En y réfléchissant, toutefois, ils me semblent surtout représenter une sorte de métaphore de son existence. On pourrait les considérer comme un jeu intellectuel, mais ils décrivent aussi de manière subtile le vécu de ce dessinateur qui est revenu sur les lieux de son enfance. Paul en parle d’ailleurs à son père pendant leur promenade.

Le premier paradoxe de Zénon, celui de la dichotomie, évoque une infinité de moitiés de distance que doit parcourir un coureur pour se rendre d’un point à un autre. Il lui devient ainsi impossible d’atteindre son but, et c’est bien cette sensation de ne pas avancer qui hante la vie de  Paul. Il rumine cette idée en conduisant sa voiture le long des interminables routes rectilignes de l’Ohio. Que ce soit dans son œuvre ou dans sa vie privée, il est perpétuellement en attente. Il doit bientôt rencontrer une amie, avec qui il n'a fait que correspondre, mais il n'arrive pas à s’en réjouir et cet événement tout  proche lui semble encore flou et incertain.

Le second paradoxe, celui de la flèche, joue sur l’équivoque de l’instant. La flèche lancée par un arc est-elle immobile ou en mouvement lorsqu’on la regarde à un moment donné ? Paul ressent en lui-même cette double appartenance. Son esprit est sans cesse en mouvement, car il explore le passé, interroge le présent et imagine le futur, mais il lui semble vivre dans un monde figé. Il dessine, voyage et fait des photographies, mais il a le sentiment de ne pas avancer. Cette pesanteur des choses contraste avec le bouillonnement de ses idées, et cette impression se concrétise brutalement lorsqu’il rencontre un vendeur blessé au cou et handicapé de la parole. Paul se retrouve alors sans voix, désemparé et immobile.

 Il existe encore un troisième paradoxe, celui d’Achille qui est incapable de rattraper la tortue. Il faut l’avouer, je ne lui ai pas trouvé d’équivalence précise dans le récit. Peut-être que l’un d’entre vous saura me l’expliquer ?

 

Ainsi, Trois Paradoxes se présente comme le journal intime d’un dessinateur et une confidence sur la création artistique. Peut-on considérer cette histoire comme une autobiographie ? De nombreux détails nous incitent à le croire puisque le personnage principal ressemble à son auteur. Tout comme lui, il s’appelle Paul, il est hanté par les questions philosophiques, il habite à Chicago et ses parents vivent dans l’Ohio. Toutefois, il existe une relation plus complexe entre l’auteur et sa BD. Dans l’interview donné à Gary Groth (et publié dans MOME), Hornschemeier révèle la genèse lente et difficile de cette œuvre, finalement publiée avec deux ans de retard, et ce long processus de création semble ironiquement s'identifier au paradoxe qu’il raconte. Il avoue d'ailleurs que la plupart du livre lui correspond, mais admet qu’il contient aussi des éléments fictionnels et des extraits de philosophie présocratique, et espère que cet ensemble trouve finalement un sens. L’auteur parle donc de lui-même dans cette œuvre, et il semble le faire avec sincérité, mais les événements qu’il rapporte sont décalés ou inventés. Ce n’est pas une vraie autobiographie, mais plutôt l’invention d’un moment de vie qui lui permet d’ingénieuses recherches formelles. Ce mélange des styles (graphiques et narratifs) donne à l’image un rôle principal, et permet d’illustrer de façon ingénieuse les silences, les dilemmes et les espoirs d’un dessinateur à la recherche de son destin.

 

Bien que Trois Paradoxes soit son troisième album traduit en français, Paul Hornschemeier est peu connu dans le monde francophone. Son livre le plus remarqué reste Adieu Maman, impitoyable histoire d’un orphelin qui lutte pour garder son père, mais il a réalisé bien d'autres BD que l'on commence à découvrir. Alan Doane a écrit un bon résumé de sa courte carrière, et il existe plusieurs interviews (1, 2, 3) sur le Web qui vous permettrons de mieux connaître la personnalité de l’auteur. Hornschemeier s’est associé avec d’autres dessinateurs de Chicago (dont Jeffrey Brown, l’auteur de Clumsy) pour former le Holy Consumption Bulletin, un site web destiné à faire connaître leurs travaux. Il a par la suite créé son propre blog, et il existe par ailleurs un site web qui met en ligne des extraits de ses œuvres. Lorsqu’il ne dessine pas, Paul chante et joue de la guitare avec The Arks, et il a également collaboré à une adaptation théâtrale des Trois Paradoxes. Ses travaux sont pré publiés dans MOME (avec un long récit intitulé Life with Mr Dangerous) ou dans FORLORN FUNNIES (avec A new Decade for Eli Guggenheim). Un quatrième album (intitulé Let Us Be Perfectly Clear) vient de paraître mais il n’a pas encore été traduit en France.

 

Voilà ! Trois Paradoxes n’est probablement pas le chef d’œuvre de l’année, mais c’est un de ces livres rares qui explore avec bonheur les possibilités du medium, et qui réussit à exprimer par l’image des sentiments souvent indicibles. Il n'a pas séduit le grand public, mais il  peut apporter un divertissement subtil aux curieux ou aux esthètes qui considèrent la BD comme un art. Paul Hornschemeier travaille actuellement sur trois nouveaux romans graphiques, et il est devenu un auteur à suivre.

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14 décembre 2008 7 14 /12 /décembre /2008 10:11

Je devais avoir 10 ans lorsque j’ai découvert Stagecoach, le célèbre western de John Ford. Ce périlleux voyage en diligence qui emmenait un shérif intègre, un hors-la-loi sympathique, une prostituée au grand cœur, un élégant joueur de poker, un médecin alcoolique, une digne épouse d’officier, un banquier véreux et un timide représentant de commerce à travers un territoire dangereux et imprévisible, de même que la poursuite finale par des indiens sanguinaires m’avait laissé à l’époque une impression inoubliable. Cette association d’humour et d’aventure et ce regard féroce sur les conventions sociales ont d’ailleurs permis au film de devenir un véritable classique.

 

Je n’avais pas oublié ces images lorsque La diligence est apparue le 9 février 1967 dans le N° 1504 de Spirou. L’allusion au film m’est apparue d’emblée évidente, de même que son décalage ironique (Lucky Luke reprenant le rôle de l’outlaw joué par John Wayne). On y retrouvait certaines silhouettes comme le joueur de poker ou la digne épouse (transformée toutefois en une épouvantable mégère) et je me suis quelque temps demandé pourquoi Hank, le cocher, ne ressemblait pas à Andy Devine, Morris ayant choisi le visage de Victor McLagen, un autre grand acteur « fordien ». L’intrigue évoluait toutefois de manière originale et la plupart des personnages comme Digger le chercheur d’or, Fallings le photographe ou l’hypocrite révérend Rawler appartenaient typiquement au monde de Goscinny. Après la parution de l’album, je n’ai pas arrêté de relire cette histoire qui associe avec bonheur le rythme, le suspense, l’humour et la fantaisie.

Relevons qu’il existe une bonne étude critique de cet album, que vous pouvez trouver en ligne ici et . Ce travail d’Yves Di Manno a été publié dans le numéro 22 des Cahiers de la bande dessinée, et j’en résumerai brièvement les conclusions. Il constate que Goscinny aimait construire minutieusement ses scénarios et que chacun de ses albums peut être subdivisé en huit à dix mini-épisodes dont la longueur varie entre de 2 et 8 pages. En composant cette succession de petites aventures, il introduit toutefois certaines constantes qui sont propres aux personnages (les cartes truquées de Scat, les apostrophes de Hank) ainsi que des situations répétitives (les patates et le lard servis à chaque relais) qui deviennent des gags. Avec cette double règle de construction, l’histoire progresse par étapes et associe avec malice la nouveauté et les redites. Goscinny joue par ailleurs avec humour sur la confrontation de personnages dissemblables et grâce à ces ingrédients, l’intrigue très classique de la Diligence atteint une sorte de perfection.

 

En illustrant les scénarios de Goscinny, Morris concevait son rôle comme celui d’un metteur en scène,  mais il intervenait parfois dans l’élaboration du récit. Voici d’ailleurs ce qu’il déclare dans ce même N° 22 des Cahiers : « l’idée de base est choisie soit par moi, soit par lui. Il (Goscinny) confectionne ensuite un synopsis où chaque paragraphe représente une page. On en discute encore un peu, et il m’envoie le découpage ». Ainsi, il n’est pas toujours possible de séparer l’apport de chacun dans Lucky Luke, mais les qualités respectives des deux auteurs restent cependant bien identifiables.

 

Pour approcher de plus près les qualités de cette œuvre, je vais me limiter à la description de l’épisode que Di Manno nomme « la montagne ». Rappelons la trame générale du récit. Pour frapper un grand coup et rassurer ses clients, la Wells Fargo a décidé de prouver que ses voitures peuvent traverser le pays quelque soient les obstacles. Elle annonce le voyage d’une diligence qui doit transporter une cargaison d’or de Denver à Sacramento, et demande ensuite à Lucky Luke d’en assurer la sécurité. L’épisode présenté se situe après plusieurs étapes, lorsque les voyageurs arrivent au pied des Montagnes Rocheuses.

 

Les deux premières bandes doivent être vues ensemble pour apprécier le gag visuel qu’elles contiennent. Dans son synopsis, Goscinny décrivait chaque vignette en précisant son angle de vue et il est probable que Morris a respecté ici ses indications. Les deux strips montrent la diligence de profil, d’abord tirée par les chevaux puis poussée par les passagers, et l’image évoque avec précision la raideur de la pente. Les personnages deviennent minuscules et apparaissent comme de simples silhouettes mais le talent du dessinateur les rend immédiatement reconnaissables. Les imprécations de Hank complètent l’effet comique de ces images superposées, et le scénariste multiplie par ailleurs les traits d’humour. En plus du commentaire de Jolly Jumper et du parallélisme des images, Goscinny ajoute un gag verbal (« on devrait pouvoir prendre des passagers frais »). Ce sont ces petites remarques qui me paraissent être les plus drôles, mais on trouve peu ce genre d’humour dans Lucky Luke car Morris n’aimait pas les calembours et ne se gênait pas de les supprimer.

Sur la bande suivante, Morris double la hauteur de son image afin d’amplifier le volume des rochers qui obstruent le chemin. On note que cette grande case ne contient aucune recherche esthétique et que le décor est bien dénudé, mais l’image reste spectaculaire grâce à son angle de vue (en plongée), à ces murailles rocheuses qui se rapprochent au sommet du col ou à l’attitude de Jolly Jumper qui se cabre devant l’obstacle. Le dessinateur met l’image au service du récit.

Le strip suivant contient des images que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires, mais Morris y introduit une certaine ironie. La première vignette encadre ainsi de façon décalée la diligence et ses passagers qui semblent bien à la peine (la vue de profil de Mme Flimsy est particulièrement caustique) mais les détails expressifs du dessin sont étouffés par le bleu sombre qui est appliqué sur les personnages. Hank reste toutefois colorié de façon standard, et on peut penser que ce choix monocolore s’explique par un travail bâclé des studios Dupuis.

Il y a des images qui paraissent toutes simples alors qu’elles résultent d’un long processus et d’une réflexion minutieuse. Morris utilise deux vignettes pour montrer le passage de la diligence sur un monticule de rochers, et ce mouvement semble relever de l’évidence. La grande taille des cases, la position dynamique des personnages, et surtout le choix approprié des moments clés donnent à cette séquence une clarté exemplaire. Je pense que ce strip démontre l’habileté de Morris et il me rappelle une déclaration de Franquin au sujet de leurs manières différentes de suggérer un mouvement par une image fixe : « Morris et moi (…) on avait chacun nos théories sur le dessin, moi qui affirmais que les choses qui se déplacent doivent donner une impression de vitesse, Morris qui étudiait sur des photos les représentations les plus représentatives du galop d’un cheval ». En clair, Franquin s’attache à amplifier un geste ou à légèrement déformer un personnage pour créer un effet cinétique, tandis que Morris préfère découper minutieusement une séquence en y choisissant deux ou trois images significatives, sans chercher à les retoucher. Au moment de la réalisation de la Diligence, il possède plus de 20 ans de métier et ses choix possèdent la force de l’évidence.

 La bande suivante respecte le même principe, puisque Morris dessine les trois moments clés qui font avancer l’action (il est probable cependant qu’il suit les indications de Goscinny). La rupture sèche de la corde est illustrée avec dynamisme, alors que le départ de Lucky Luke sur son cheval donne au contraire la curieuse impression d’une image figée. Il faut observer attentivement cette vignette pour comprendre que Jolly Jumper est déjà en train de galoper au moment où le héros se met en selle. La reproduction de cette action implique par ailleurs une reconstitution élaborée, ce que Morris accomplit  avec une simplicité qui pourrait donner une fausse impression de facilité. En fait, on retrouve toujours le même choix du dessinateur qui préfère la clarté de la narration plutôt que le dynamisme de l’image.

 Quelques mots sur la vignette centrale qui montre les réactions de chaque voyageur lors de la rupture de la corde. Elle est colorée par un rouge vif uniforme et je pense que ce choix témoigne à nouveau de la paresse des imprimeurs. Sinon, elle illustre de façon brillante l’art narratif de Goscinny qui sait regrouper en une seule image les réactions contrastées de ses personnages. Cet exercice de style n’est jamais gratuit, car cela lui permet de prolonger des intrigues secondaires ou de préciser certains caractères. C’est ainsi que l’on  découvre un comportement inattendu de M. Flimsy qui se met à parier de façon enjouée sur la survie de son épouse. Un scénariste moderne n’oserait peut être pas introduire ce gag misogyne mais c'est le genre de détail inattendu (car oublié) que l’on savoure à la relecture.

 

Au début de la page suivante, la diligence dévale la pente à toute vitesse et Morris choisit de l’illustrer par un simple plan de profil. Goscinny y intercale alors un gag qui met en suspend l’intrigue principale. Cette scène ressemble typiquement à un dessin animé et Morris l’illustre manifestement dans cet esprit. Le bandit reste longtemps immobile en répétant son texte, puis le danger s’approche brutalement et le personnage détale à toute vitesse. Avec son brusque changement de rythme, et ce ton sérieux qui devient subitement ridicule, cette séquence me rappelle le procédé comique qu’utilisaient les studios Hanna & Barbera dans leurs dessins animés (comme The Flintstones ou Yogi Bear). Ces courts métrages sont un peu oubliés, mais ils rencontraient un vif succès pendant les années 60.

 Après l’intermède humoristique, le récit se concentre sur l’action. Lucky Luke rejoint la diligence, saute sur le véhicule et appuie sur la manette des freins. On y retrouve le génie graphique de Morris et sa recherche de l’image efficace au service du récit. Dans le N° 43 des Cahiers de la BD, il résume ses principes : « je me suis toujours attaché à être très lisible, très clair dans mon graphisme. Si le lecteur doit regarder trop longtemps le dessin, c’est qu’il n’est pas bon. Je fais des croquis jusqu’à trouver la position, l’angle de vue qui rendent les choses clairement ». Dans la même revue, il fait d’autres commentaires sur sa technique : « je suis arrivé à la conclusion que dans un geste, l’image qui passe le mieux, en statique, c’est celle où le mouvement est le plus lent. (…) sur la rétine de l’œil, il y a une espèce de persistance qui fait que les phases les plus lentes restent le mieux imprimées. A partir de cette image lente, l’œil reconstitue le mouvement. » On ne saurait mieux commenter son travail, et la séquence qui suit l’illustre de façon parfaite.

L’humour est à ce stade plus discret, mais on en retrouve quelques flèches, comme cet hilarant phylactère glissé dans un coin de la première case. Cette injonction désespérée (« Haaalte ») et ultime du bandit m’apparaît comme un clin d’œil d’une drôlerie irrésistible. Je trouve que ce sont ces traits de malice et cette habileté à répéter les gags qui font la séduction des œuvres de Goscinny.

 

Le premier strip de la page suivante termine la scène de sauvetage. La laideur de la colorisation est à nouveau frappante dans la première image, et cette teinte sombre efface les détails malicieux que Morris applique sur les silhouettes. On peut toutefois remarquer cette attitude stéréotypée et presque grotesque des personnages en train de courir vers la diligence, et j’y vois la recherche d’un humour visuel qui est propre au dessinateur. La seconde vignette retrouve le comique de caractère propre à Goscinny, lorsque le souriant M. Flimsy paie à Scat Thumbs le pari qu’il vient de perdre, en subissant au passage les foudres de son acariâtre épouse. Sa réponse me parait imparable bien qu’elle soit dépourvue de sens, et je crois qu’un banquier suisse ayant perdu 60 milliards de francs en investissements douteux (oui, cela existe) n’aurait pas trouvé de meilleure formule pour se tirer d’affaire.

L’arrivée au relais de diligence va servir de conclusion à cette traversée des Montagnes Rocheuses. Goscinny reprend comme prévu le « running gag » des patates et du lard à chaque repas, et l’humour provient surtout de sa présentation inattendue. Dans la scène ci-dessous, le scénariste redouble d’astuce puisqu’il combine ce gag avec une autre situation répétitive, le vieux Digger perdant une fois de plus son pari contre le joueur professionnel.

 La vignette de fin de page est un petit chef d’œuvre en soi, que l’on peut apprécier indépendamment de l’album. Morris construit une image d’anthologie en segmentant habilement cette case en deux temps séparés, car il joue à la fois sur ce qui relie (unité de lieu, continuité de la table) et ce qui sépare (quelques secondes pendant lesquelles retombe la pièce). J’y apprécie encore plus l’humour malicieux de Goscinny qui transforme ces quelques répliques en un véritable petit sketch théâtral. Tous les personnages sont réunis autour d’une table et ils doivent répondre à une question de Lucky Luke. Malgré leurs différences sociales et leurs divergences d’intérêt, ils répondent tous de la même manière et cette belle unanimité représente un nouveau trait d’esprit du scénariste. Ce sympathique clin d’œil est complété par la conclusion du placide M. Flimsy qui me parait être d’une irrésistible philosophie.

Avec cette magnifique parodie d’un western célèbre, la collaboration entre Morris et Goscinny était arrivée au sommet de ses possibilités. L’année suivante, Morris décidait de changer d’éditeur et rejoignait l’équipe du journal Pilote. En dehors de quelques avantages financiers, ce transfert lui offrait une plus grande liberté pour dessiner Lucky Luke, puisque Dupuis avait sévèrement censuré jusque là toute image suspecte d’être une apologie du sexe ou de la violence. La série aurait pu ainsi gagner en qualité, mais les contestations de mai 68 allaient malheureusement perturber René Goscinny. En tant que rédacteur en chef de Pilote, il a été remis en cause par son équipe de dessinateurs, et je trouve qu’il n’a plus retrouvé la même verve humoristique après cet événement. A partir de Jesse James, ses récits ont gardé leur construction parfaite et leur ironie mordante mais la spontanéité et la bonne humeur du scénariste semblaient s’être éclipsées. La mort de Goscinny quelques années plus tard a mis un terme définitif à l’âge d’or de Lucky Luke, et la série s’est poursuivie ensuite avec des histoires de qualité très inégale. De nouveaux albums paraissent encore actuellement, alors que les deux créateurs ont disparu, et je ne vais pas me lancer dans une diatribe inutile. Je préfère me replonger dans les récits des bonnes années, ce qui pour moi correspond à une période de « Lucky Luke contre Joss Jamon » jusqu’à la Diligence. Ces vingt histoires inoubliables nous font retrouver le plaisir naïf de la lecture, et elles nous charmeront toujours grâce à leur inventivité et leur bonne humeur. 

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2 décembre 2008 2 02 /12 /décembre /2008 11:00

Blutch est-il un auteur difficile ? Cette idée est niée par le principal intéressé, mais elle me semble relever de l’évidence. Dans une interview donnée au magazine JADE  en 1998, il déclare n’avoir « pas l’impression d’être un auteur hermétique ». Il y ajoute : « ce que je fais est assez simple. Par rapport aux histoires j’essaie de privilégier l’action, je ne comprends pas qu’on me pose ce genre de question ». Cette protestation m’a longtemps laissé perplexe, car si son œuvre humoristique reste d’un accès facile, il me semble plus ardu d’apprécier une œuvre aussi complexe que Péplum.

 C’est en 1996 que j’ai découvert cette histoire dans le mensuel A SUIVRE. L’éditorialiste annonçait pompeusement le retour du mythe hollywoodien et d’un grand récit d’aventures inspiré du Satiricon, mais je me souviens de ma perplexité en découvrant ces brèves intrigues qui se succédaient de façon abrupte, et ces pages à l’atmosphère sombre qui paraissaient dessinées à la hâte. Les errances de cet aventurier amoureux d’une femme congelée me paraissaient bien différentes de la reconstitution historique initialement promise. Certains épisodes du récit étaient même incompréhensibles et je n’ai finalement pas lu les dernières pages tant ce que j’y découvrais ne suscitait aucun intérêt.

 

Y avait-il un malentendu sur le titre. Dans l’imagination populaire, le péplum désigne un cinéma historique assez naïf, généralement américain ou italien, qui raconte une légende ou une épopée de l’Antiquité, et qui utilise des décors aussi luxueux qu’artificiels. Un « péplum » devrait être ainsi une histoire à grand spectacle, mais selon le Petit Robert, il s’agit tout simplement d’un « film historique ayant pour sujet un épisode de l’antiquité ». Le récit de Blutch correspond à cette définition minimaliste et il n’y a donc pas de tromperie.

 

L’album publié deux ans après chez Cornelius, n’a initialement réveillé que peu d’intérêt. Je gardais toutefois quelques remords de mon absence d’effort à comprendre cette œuvre. Par ailleurs, j’appréciais les créations de Blutch dans FLUIDE GLACIAL et c’est pourquoi, en redécouvrant ce livre dans une bibliothèque, il m’a semblé qu’une deuxième lecture s’imposait. La qualité du travail éditorial m’a alors permis de découvrir Péplum, en partie grâce à l’impression sur un beau papier qui soulignait la valeur du dessin, et surtout par sa subdivision en dix chapitres et un épilogue qui permettait une approche plus facile du récit.

 

En fait, l’œuvre parait bien éloignée du roman historique habituel, même si l’action se déroule à une époque plutôt célèbre. Tout commence en 44 avant JC, lors de l’assassinat de Jules César, et Blutch dessine cet événement de façon somptueuse. Un citoyen romain, Publius Cimber, est exilé aux confins de l’empire où il essaie péniblement de survivre. Accompagné d’une bande de vagabonds, il découvre dans une caverne une belle inconnue enfermée dans un bloc de glace. Fasciné par le visage de cette femme, Publius et ses complices la déposent dans un chariot et l’emportent dans leurs voyages.

 Le second chapitre se situe une année plus tard. Le patricien exilé et ses camarades continuent leurs errances et constatent que cette femme est prisonnière d’une glace qui ne fond pas. Ils tombent malades les uns après les autres et semblent poursuivis par une malédiction. Une dispute éclate et Publius est assassiné par un de ses complices qui décide d’usurper son identité.

 Le troisième chapitre semble être une suite logique du précédent. Le faux Publius s’est embarqué sur un navire et souffre du mal de mer. Il est toujours accompagné de la femme de glace qui suscite l’envie des autres passagers et ceux-ci cherchent à la jeter par-dessus bord. Leur bateau est alors attaqué par des pirates et Publius (appelons-le ainsi puisqu’il n’a pas d’autre nom) échappe de justesse au massacre en se jetant à la mer.

 L’épisode suivant apparaît plus énigmatique. Publius traverse la campagne à cheval et rencontre une femme dont les deux mains ont été amputées. Il se fait capturer par les habitants de son village dont toutes les femmes souffrent de la même infirmité. Pendant la nuit suivante, il doit subir d’équivoques attouchements au cours d’une fête orgiaque.  

Au début du cinquième chapitre, Publius est arrivé dans un étrange ensemble d’habitations taillées dans une falaise. Il explore ce réseau complexe de grottes, assassine un marchand puis rencontre un jeune éphèbe qu’il emmène dans ses voyages. 

L’imposteur et son « giton » parviennent ensuite devant les murs d’une ville romaine où ils sont faits prisonniers. Ils se retrouvent en face d’un général qui tombe amoureux de l’éphèbe. Il relâche Publius mais garde son jeune compagnon pour l’entraîner dans une nuit de plaisirs. En errant dans la cité, Publius retrouve la femme de glace, puis le général lui propose un échange qu’il finit par accepter.

Au chapitre sept, Publius a trouvé refuge dans une autre cité et semble être heureux avec sa compagne congelée. Il assiste à un spectacle théâtral et fait connaissance avec une actrice qui l’invite à passer une nuit d’amour. Il lui rend visite mais se montre incapable de la satisfaire et doit subir un châtiment corporel.

 Au cours des trois derniers chapitres, l’action s’accélère et l’intrigue devient difficile à suivre. Publius est pris de remord et fait connaissance d’un poète qui essaie lui aussi (et sans succès) de lui dérober la femme de glace. Il embarque ensuite sur un navire et rencontre le frère du véritable Publius qui le punit de son imposture. Il est attaché à fond de cale et soumis à divers supplices. Le navire fait ensuite naufrage et Publius est recueilli sur une barque où il assassine son persécuteur. Le dernier chapitre le montre en train de combattre une femme sauvage et à demi-nue, et leur affrontement est féroce.

 Une fois le combat terminé, un public se dresse pour acclamer la victoire de Publius. Les spectateurs célèbrent son triomphe et il reçoit une couronne de lauriers. Il est ensuite conduit vers une cabane où sont entreposés divers trophées, et il y retrouve sa mystérieuse compagne. La glace finit cependant par fondre et la beauté n’est plus qu’un cadavre.

 Cette conclusion souligne bien le véritable sujet du livre. A travers ces errances improbables dans un monde romain crépusculaire et débauché, Blutch nous raconte une histoire d’amour impossible. La civilisation antique n’y apparaît que de façon épisodique, et elle semble parfois vouée à un rôle d’ornement autour de cette quête violente de la beauté. Cet univers antique permet à l’auteur d’introduire d’étranges décors ou d’illustrer avec virtuosité des scènes d’action, mais il introduit aussi des épisodes plus contemplatifs, dont la signification reste incertaine. C’est ainsi qu’après la séparation de Publius et de son « giton », il introduit cette page d’une beauté troublante qui donne la voix à un « chœur des matelots », comme le ferait une tragédie grecque, mais ce discours poétique ne fait qu’accentuer les incertitudes de l’histoire.

Péplum est annoncé comme une adaptation du Satiricon, mais cette œuvre apparaît comme un sujet d’inspiration plutôt qu’un véritable récit complémentaire. Il existe un hommage évident au réalisme truculent du livre de Pétrone, qui raconte les pérégrinations de deux gredins dans les bas-fonds de Rome. Blutch a d’ailleurs avoué dans PLG (N° en 1999) son envie initiale de compléter ce livre dont il ne reste que des extraits, car « le fait qu’il manque des bouts permet de reconstituer soi-même les passages qui manquent ». Je n’ai jamais lu en entier ce roman étrange qui promène deux personnages (Encolpe et Ascylte) dans un monde débauché, peuplé de multiples personnages excentriques, et qui nous révèle des aspects inattendus du monde antique. Je me souviens surtout du film de Fellini qui est une création plutôt qu’une reconstitution de la civilisation romaine, et Blutch reprend cet univers qui semble stimuler son imagination. Le Satiricon est ainsi un modèle qui explique l’aspect déstructuré de Péplum, mais la BD n’est pas le banal complément de l’œuvre littéraire. On devrait plutôt la considérer comme un récit « à la manière de » et Blutch propose dans cette idée une suite de scènes vigoureuses, parfois inspirées par des images de Fellini, qui ont pour seul lien la récurrence de ce personnage qui a usurpé l’identité d’un patricien. Il existe en filigrane une vague continuité narrative, en fait identifiable à un circuit géographique puisque l’auteur amène progressivement le faux Publius des confins de l’empire jusqu’au centre de Rome. L’épilogue nous montre que l’imposteur est parvenu à ses fins puisque, revêtu d’une toge, il devise paisiblement avec d’autres notables romains. Il émet cependant une plaisanterie qui tombe à plat, et l’image silencieuse qui termine l’album est lourde de significations. Elle confirme que l’imposteur n’appartiendra jamais au monde des patriciens.

 Plutôt qu’une épopée, Péplum est un ensemble de scènes aux significations diverses, de même qu’un prétexte à des essais graphiques. Blutch illustre à sa manière des événements plus ou moins costumés, et si l’album structure intelligemment ces variations au sein de chapitres, il n’existe pas toujours de cohérence complète à l’intérieur de ceux-ci. L’unité fondamentale me semble plutôt être la planche, même si de nombreuses séquences s’étendent au-delà d’une page. L’auteur les construit avec virtuosité en alternant une présentation conventionnelle (parfois un simple gaufrier) avec des compositions plus dynamiques. Il peut utiliser une image unique aussi bien que des vignettes multiples, mais ses planches ne contiennent souvent que trois à six cases afin de mettre en valeur le graphisme. Il y insère parfois des images sans cadre, ou alors il les condense grâce à la fusion de plusieurs dessins, et explore avec un plaisir évident ces variations de mise en page, en alternant fantaisie et classicisme. En utilisant ces effets, il recherche surtout le décalage et la subversion et évite habilement de célébrer une Antiquité mythologique. Ceci apparaît bien dans la page ci-dessous qui présente une structure simple, par alignement de vignettes d’égale grandeur, mais le dessinateur y cadre ses personnages de façon baroque, et ceci donne à la séquence une signification équivoque.

 Lire Péplum, c’est donc contempler les dessins de Blutch, et passer de l’étonnement, devant ses changements de style, à l’admiration de son audace qui le conduit à une utilisation envahissante du noir, ou au plaisir de découvrir son jeu sur les formes qui atteint parfois les limites du figuratif. Il est difficile de définir les caractéristiques de ce graphisme gouverné par une perpétuelle volonté de se renouveler, mais Péplum frappe d’emblée par son utilisation intransigeante de toutes les possibilités du noir et blanc. L’auteur utilise facilement des cases claires qui présentent des personnages aux contours précis, et dont les surfaces sont suggérées par des trames délicates, mais il semble encore plus affectionner les vignettes sombres, dont le noir semble déborder toute limite, et même parfois transgresser le réalisme des volumes. C’est ainsi qu’il dessine ci-dessous une cale de bateau gigantesque et irréelle, mais cette immensité permet de souligner l’angoisse et l’oppression du voyageur qui y séjourne.

 Blutch joue aussi avec l’histoire et on devine qu’il prend du plaisir à détourner de manière personnelle certains événements historiques. C’est ainsi que l’assassinat de Jules César est raconté sur quatre pages avec un texte de grand style (tiré en fait d’une pièce de Shakespeare), et des personnages qui semblent évoluer sur une scène de théâtre. Le dessinateur y multiplie les effets graphiques et je vais essayer d’en détailler quelques uns dans cette séquence.

La première vignette nous montre Brutus en face de César, juste avant qu’il ne lui donne un coup de poignard. Tout son intérêt provient du contraste graphique entre les deux personnages. Le visage de Brutus apparaît en pleine lumière, et ses traits sont encrés de façon classique. Le regard est expressif, et le dessinateur utilise de fines hachures pour préciser les zones d’ombre et les plis du visage.

En face de lui, le visage de César se présente comme une image plate. Il s’agit presque d’une tache d’encre, dont les contours marquent toutefois le profil du dictateur sur le point de mourir. César n’est en fait plus qu’une ombre par rapport à Brutus dont la physionomie déborde quant à elle de vie.

La deuxième vignette se concentre sur l’action. Elle se place après le coup de couteau, que Blutch nous suggère par un cadrage spectaculaire. Le corps, le bras et le poignard ensanglanté de Brutus entourent la silhouette de Jules César, et un minuscule point dans sa poitrine nous laisse deviner l’existence d’une plaie mortelle. Le visage du mourant redevient expressif lorsqu’il énonce sa célèbre citation, mais ce n’est qu’un ultime sursaut avant l’anéantissement total.

 La case suivante nous montre l’effondrement du dictateur. Blutch dessine surtout sa toge, dont les plis sinueux paraissent s’enrouler autour d’une silhouette courbée, et cet effet graphique suggère le mouvement de la chute finale. Si l’on oublie la main qui émerge du tissu, cette forme me parait assez proche de l’abstraction. Considérée isolément, cette image serait difficilement compréhensible, mais elle est d’une impitoyable efficacité au sein de la séquence.

La dernière image semble plus théâtrale avec les silhouettes des assassins qui dominent le corps du mourant. Je la vois comme une fausse illustration classique car Blutch y supprime ironiquement les têtes des conjurés. César apparait déjà comme un cadavre en pleine décomposition, grâce aux contours imprécis de son corps et aux taches noirâtres qui recouvrent son visage. Le dessinateur privilégie dans ce cas l’expressivité des formes plutôt que leur réalisme. Dans son interview donnée à PLG, il déclare qu’« idéalement, la bande dessinée devrait être intraduisible dans un autre langage », et les effets déployés dans cette scène me semblent illustrer ce propos de belle manière.

Cette inventivité du dessin et cette expressivité de chaque vignette ne peuvent cependant être savourées qu’après avoir pénétré le sens du livre. L’exploration initiale de Péplum peut ainsi être pénible, à cause de la recherche (frustrante) de signification au cours d'une première étape, mais la relecture est au contraire stimulante et permet de s’attarder sur l’originalité des images, de comprendre leur distanciation, et de réfléchir sur leur insolite vérité (en particulier lorsque l’auteur détourne les conventions du genre). J’apprécie aujourd’hui sans honte cette suite de tableaux antiques qui me semble suivre une logique musicale plutôt que narrative, et je regarde cette œuvre comme un ensemble de variations graphiques à thème historique, une sorte de « Total Jazz » qui s’est focalisé sur l’Antiquité romaine. On peut la lire en un seul bloc, mais elle gagne à être explorée de manière plus libre, pour le plaisir des images. Ce type de lecture se rapproche de celle des livres d’illustrations, mais la BD va bien sûr au delà. Péplum est d’abord l’adaptation talentueuse d’un livre classique, et Blutch illustre avec maîtrise la férocité et la truculence de Pétrone.

 

 Au total, Péplum reste une œuvre intimidante, mais elle gagne à être découverte. Pour revenir à ma question initiale, il faut bien admettre que Blutch reste d’un accès difficile dans des œuvres comme Mitchum ou Péplum, car il y dédaigne les recettes fondamentales du récit qui comportent la structuration d’une intrigue, l’explication d’événements par des commentaires et des dialogues, ou la construction d’une psychologie propre aux personnages. Par ailleurs, l’expérience montre qu’il est plus difficile de comprendre les BD qui s’articulent principalement sur le dessin mais cette dernière contrainte stimule la créativité de l’auteur qui évite toute illustration banale et qui force l’expressivité du trait. Dans une interview récente donnée à 9e ART, Blutch annonçait que son « métier est de faire ce que personne d’autre ne ferait à sa place ». Cette conviction soutient probablement sa constante recherche d’innovation et on peut se demander où elle va l’amener. Sa dernière œuvre marquante (la Beauté) est un simple recueil d’illustrations mais Blutch s'est trop engagé dans la figuration narrative pour en rester là. Il n’a pas encore donné son dernier mot et son évolution artistique apparaît comme une des incertitudes les plus passionnantes de la BD actuelle.

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17 novembre 2008 1 17 /11 /novembre /2008 07:50

« La bande dessinée, je n’y comprends rien ! ». Cette déclaration a été  faite dans les années 1970 par Françoise Giroud, et elle a longtemps fait fureur dans les milieux snobs. Il était alors de bon ton d’étaler son ignorance, tant était grand le mépris pour les histoires illustrées. Les récits en images étaient considérés comme infantiles, et c’est pour répondre à cette arrogance que Benoit Peeters a inventé le concept d’« aniconète », c'est-à-dire d’une personne incapable de comprendre une série d’images. Aujourd’hui, la BD a obtenu un statut culturel et elle est moins contestée, mais j’entends encore parfois quelques échos de cet ancien mépris. Il y a de vieilles colères qui ne sont pas oubliées.

 

J’avoue avoir pensé à ce vieux litige en redécouvrant cette merveilleuse bande dessinée qu’est The Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum) sur le blog d’Itomi Bhaa. Cette série, créée par Rudolf Dirks et reprise par Harold Knerr, possède deux caractéristiques intéressantes. Tout d’abord, c’est une des premières bandes dessinées que j’ai lues dans mon enfance, et c’est probablement le cas de beaucoup d’amateurs puisque ces planches paraissaient jadis dans le journal de Mickey, surtout destiné aux enfants. D’autre part, cette œuvre très ancienne (créée en 1892) a été conçue à une époque où le 9e Art était encore embryonnaire. Elle représente ainsi à double titre les prémices de la BD, et contient en particulier les procédés fondamentaux qui ont défini le genre. Ces règles non écrites ont imprégné notre pensée, et nous permettent  de savourer aujourd’hui les finesses d’œuvres plus modernes et plus adultes.

 

Osons maintenant une pensée impertinente. Il doit exister des malheureux qui n’ont pas eu la chance de lire le journal de Mickey, et ainsi de découvrir les images de Carl Barks, Floyd Gottfredson ou Harold Knerr pendant leur enfance. On pourrait alors trouver une excuse à ces ignares qui restent, encore aujourd’hui, tout simplement incapables de comprendre l’art séquentiel. Il y a une faille dans leur éducation !

 

Avec cette présentation de Pim Pam Poum, je vais m’offrir une minuscule revanche. Je me propose de résumer ici les règles simples que tout amateur de BD connaît depuis longtemps, et qui sont superbement illustrées par Harold Knerr. Ce cours élémentaire de bande dessinée, destiné à « ceux qui n’y comprennent rien », est finalement la seule réponse intelligente à la bêtise et l’ignorance. Mme Françoise Giroud est depuis longtemps décédée, et ce billet ne lui sera pas utile, mais il reste aujourd’hui quelques intellectuels qui pourraient bénéficier de cette séance de rattrapage. Je vais m’appuyer sur un album publié en 1981 par Slatkine, où l’on trouve un florilège des planches publiées par Harold Knerr pendant les années 1930. 

Il est difficile de définir la spécificité de la bande dessinée, mais à la suite de Will Eisner et de Scott McCloud (entre autres), j’admettrai qu’il s’agit de l’art de construire une séquence d’images. Que ce soit sur une page, un strip (dans un journal) ou un écran d’ordinateur, on y trouve des dessins qui se suivent de façon chronologique, et qui racontent généralement une petite histoire (mais pas toujours). Cette suite d’illustrations est centrée autour d’un sujet qui peut être une action, un décor ou un personnage. La première règle commune à toute les BD me parait être ce centrage qui implique une CONSTRUCTION DE L’IMAGE. Le dessinateur choisit un cadrage ou un angle de vue afin de guider le regard du lecteur vers ce qui doit être porteur de sens. Pour obtenir cela, Knerr ne fait pas de recherche sophistiquée et utilise un simple plan général dans lequel évoluent plusieurs personnages. Il garde souvent un plan fixe pendant toute la séquence, ce qui lui permet de clarifier son récit, comme par exemple dans ce gag qui commence par une partie d’échecs entre Capitaine et l’Astronome. On découvre Adolphe caché sous la table, en train de préparer une mauvaise farce au capitaine, et ce détail est le moteur de l’action. Le dessinateur place Adolphe au centre de l’image et l’efficacité narrative de l’histoire nait de cette construction toute simple (je vous propose de cliquer sur l'image ci-dessous pour découvrir la planche en entier).
 
La clarté du récit nécessite que l’on reconnaisse sans hésiter les PERSONNAGES. Il faut que chacun d’entre eux possède des traits typiques dans sa silhouette, son visage ou son habillement, et cette règle de la reconnaissance implique en corollaire qu’un personnage soit toujours redessiné à l’identique. Chez Knerr, cette identification est extrêmement simple car le Capitaine, Tante Pim ou l’Astronome ont des caractéristiques physiques uniques. On peut relever que les jumeaux Pam et Poum sont presque identiques, mais ils agissent de concert et forment un couple indissociable. Cette définition précise de chaque silhouette offre par ailleurs à Knerr une source de gags fondés sur la ressemblance et le déguisement. Dans la planche ci-dessous, les garnements se déguisent en « astronome » et font croire au capitaine qu’il voit double, puis triple, à cause de ses abus d’alcool. La maîtrise graphique de Knerr lui permet à la fois de construire une ressemblance crédible (qui trompe le capitaine) et d’indiquer que ces silhouettes ne sont qu’une imitation.

 

Pour raffiner la signification du récit, il est impératif que chaque personnage soit EXPRESSIF. Pour cela, le dessinateur précise de façon ostensible les gestes et l’expression des visages, ce qui rapproche souvent la bande dessinée de la caricature. Dans les Katzenjammer Kids,  la physionomie des personnages est souvent réduite à quelques grimaces extrêmes. Le visage du Capitaine, par exemple, ne montre dans la série que cinq ou six expressions fréquentes comme la satisfaction, l’étonnement, la peur, la colère ou le sommeil, mais cette palette limitée d’émotions est suffisante pour obtenir l’effet comique recherché (qui est proche des histoires de Guignol). Dans l’histoire férocement drôle ci-dessous, construite à nouveau sur la tromperie et le déguisement, le Capitaine n’exprime qu’une continuelle fureur. Cette force d’expression est plus importante que la recherche d’éventuelles nuances, car elle contribue à l’effet comique. Le visage des jumeaux évolue au contraire tout au long de l’histoire et manifeste successivement leur malice, leur étonnement puis leurs pleurs avant de retrouver leur malice pour préparer une nouvelle farce.

 Le DECOR doit être précis tout en étant dessiné de façon simplifiée. Cette règle n’est pas constante car certains dessinateurs n’utilisent aucun décor tandis que d’autres se signalent par l’esthétisme ou la sophistication de leurs paysages. Comme la plupart des fondateurs du 9e art, Harold Knerr se contente d’un environnement schématique dont le but est fonctionnel (il doit servir à l’élaboration d’un gag). On peut relever que d’une page à l’autre, il n’y a aucune constance des décors qui se trouvent autour de la maison de Pim Pam Poum. Les caractéristiques de cet univers sont changeantes même si chaque planche garde sa cohérence propre. Rappelons que le Capitaine et les garnements vivent dans un monde tropical, sur l’île de Bongo, mais dans le gag ci-dessous, on découvre leur maison entourée d’une palissade et un chat qui miaule pendant la nuit.
Cet environnement évoque d’abord la situation d’une famille américaine vivant aux USA et il est ainsi construit pour servir à un gag. On remarque dans la chambre du capitaine deux fenêtres et un mobilier simplifié, et chaque détail possède une fonction utilitaire pour le récit (y compris le réveil qui est finalement jeté par la fenêtre).

 Le DECOUPAGE consiste à définir les « moments clé » qui marquent la progression d’un récit. A l’origine, l’action est censée se dérouler de façon continue et le dessinateur doit choisir ce qui doit être montré pour garder une compréhension suffisante de l'histoire. Ce découpage permet aussi d’imprimer un rythme ou une intensité particulière à chaque séquence, ce qui va définir un style. Harold Knerr ne semble pas avoir ce genre de préoccupation, et il construit d’abord ses images autour des actes qu’accomplissent ses personnages. L’action progresse ainsi sur un rythme vif et saccadé, et la planche qui suit l’illustre très bien. Il y a dans presque chaque image un événement brusque (coups de fusil, objets tombant sur la tête du Capitaine) qui devient un gag. La succession presque mécanique de ces actions permet de créer une comédie irrésistible.

Attardons-nous en passant sur la dernière image qui se signale par un effet comique particulier. Le Capitaine a tellement reçu de coups sur la tête qu'il n'a pas retrouvé une pleine conscience. Ce décalage inattendu, qui parodie le traditionnel châtiment final, termine de façon joyeuse cette séquence d'action.

Je n’insisterai pas trop sur la MISE EN PAGE qui est souvent devenue sophistiquée dans les œuvres actuelles. Pour sa part, Knerr ne cherche pas à amplifier ou à singulariser certaines images, et construit ses planches de façon simple, en utilisant cinq ou six bandes constituées de deux cases aux dimensions égales. Chaque vignette garde une égale importance, et cela correspond à un style qui évite toute emphase, en privilégiant le rythme de l’action. Cette simplicité se révèle souvent efficace, et elle devient jubilatoire dans cette histoire ci-dessous qui voit un poulet voltiger de main en main, chaque personnage craignant par dessus tout d’être pris « la main dans le sac » par Tante Pim. Finalement, c’est l’infâme Adolphe (un de ces personnages que j’adore détester) qui se retrouve pris au piège. Le vrai coupable est tout de même puni, et on peut savourer la satisfaction d’une justice immanente.

 Une dernière caractéristique de la bande dessinée est sa capacité de produire un EFFET ARTISTIQUE, ou aussi d'apporter une signification qui lui est singulière, et qu'il est impossible de reproduire par un autre médium. Le plus souvent, cela s’identifie à la création d’un univers propre à l’auteur, mais il existe d’autres effets originaux et spécifiques à l'art séquentiel. J’ai déjà évoqué dans ce blog comment certains dessinateurs reproduisent l’illusion d’un mouvement sur la page, ou comment ils peuvent jouer (comme Swarte) sur les contradictions qui existent entre le ton du récit et le style du dessin. Chez Knerr, on apprécie simplement le dynamisme de certaines planches qui créent une sorte de « ballet » mécanique et savoureux. On peut le découvrir par exemple avec cette farce des jumeaux qui perturbent la pêche du Capitaine et de l’Astronome en attachant les deux lignes.

 Knerr maintient un plan fixe d’image en image, et cela lui permet de mettre en évidence le mouvement alternatif provoqué par les tractions successives du Capitaine et de l’Astronome sur leurs cannes à pêche. Le comique nait d’une amplification progressive du mouvement et de ses répercussions qui deviennent de plus en plus spectaculaires. Je trouve que cette page est un petit chef d’œuvre.

 Ajoutons encore que pendant la lecture d’un album, l’effet comique des Katzenjammers Kids s’accentue grâce à la répétition des gags. Il y a ainsi un comique de répétition et d’accumulation qui est comparable à celui des courts métrages de Charlot ou de Buster Keaton. On peut aussi apprécier un équilibre subtil entre l’aspect répétitif de certaines images (comme la fessée que le Capitaine administre aux enfants farceurs) et la variété infinie des circonstances qui les provoquent. Cette fantaisie et cette faculté de renouvellement désigne à coup sûr l’existence d’un chef d’œuvre.

 

Je ne raconterai pas l’histoire de cette série car tout cela est vous présenté en détail par Itomi Bhaa sur son blog. Je vous conseille d’aller maintenant découvrir son dossier (abondamment illustré) dont ce billet n’est finalement qu’une simple préface. Vous y apprendrez tout sur les modestes précurseurs, les géniaux créateurs, les pâles suiveurs ou les infâmes copieurs de cette série aujourd'hui bien souvent (et injustement) dédaignée.

 

Les curieux pourront découvrir les strips actuels (dessinés par Hy Eisman) sur le site du King Features Syndicate,  mais je conseille surtout les planches de Dirks et de Knerr qui sont réellement drôles. Il est difficile de trouver aujourd’hui les albums de Pim Pam Poum qui sont épuisés, et la dernière réédition (chez Vent d’Ouest) date de 1994. Le plus simple est de redécouvrir ces images sur le Web, et en dehors du blog d’Itomi Bhaa, je vous recommande d’aller sur Barnacle Press qui contient de nombreuses pages dessinées pendant les premières années de la série. Les collectionneurs pourront rechercher les anciennes reliures du journal de Mickey, de même que divers albums ou petits formats dont Jean-Paul Rauch a rédigé une liste très utile. Il existe sinon peu de sites ou de critiques de cette BD sur le Web, en dehors du dossier d’Itomi Bhaa et de la page de Jim Lowe qui contient un résumé intéressant.

 

Voilà, oublions maintenant les « aniconètes », qui ne viendront certainement jamais lire cette page, et attachons nous à redécouvrir cette œuvre joviale et parfois oubliée. On se fatigue parfois des nouvelles BD sérieuses et adultes, et c'est alors le moment de retrouver cet univers enfantin et féroce, cet humour plein d’énergie et de joyeuses surprises, cette fontaine de jouvence qui nous ramène avec bonheur vers une époque autrefois considérée comme un âge d’or.

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